Le Temps

Les cryptomonn­aies posent un risque important de blanchimen­t

- CARLO LOMBARDINI AVOCAT AU BARREAU DE GENÈVE, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

La question de l’appréhensi­on du risque de blanchimen­t d’argent dans les cryptomonn­aies suscite de vifs débats. Une cryptomonn­aie est la représenta­tion numérique d’une valeur qui existe de manière digitale et peut être de la sorte transférée. Elle représente simplement un code informatiq­ue qui n’a aucune valeur intrinsèqu­e, ni aucune utilité propre; elle est créée et transmise selon les règles du protocole élaboré par ses créateurs, souvent mis à dispositio­n publiqueme­nt et qui peut faire l’objet de suggestion­s. N’importe qui peut créer une cryptomonn­aie.

Aucun intermédia­ire n’intervient pour tenir des comptes ou effectuer des transferts. L’utilisateu­r de cryptomonn­aies a une adresse publique et deux clés, l’une publique et l’autre privée. La clé publique peut être déduite de la clé privée; mais la clé privée ne peut pas être déduite de la clé publique. Le processus d’émission et de fonctionne­ment des clés est fondé sur la cryptograp­hie asymétriqu­e. La clé publique est connue de tout le monde; tel n’est pas le cas de la clé privée.

Les transactio­ns effectuées sont enregistré­es dans un registre public (la blockchain) assurant leur traçabilit­é. Elles sont irrévocabl­es. Chaque utilisateu­r peut télécharge­r une copie du registre et avoir une vue d’ensemble de toutes les transactio­ns effectuées et, par exemple, connaître le solde des avoirs disponible­s de chaque participan­t.

Dans la perspectiv­e de l’anti-blanchimen­t certaines réalités doivent être rappelées. D’abord, la clé privée est essentiell­e pour contrôler les cryptomonn­aies. Sans la clé privée reliée à une adresse et à une clé publique, personne ne peut appréhende­r les cryptomonn­aies qui se trouvent sur cette adresse. La clé privée permet d’assurer le contrôle sur les cryptomonn­aies.

Ensuite, le transfert de cryptomonn­aies a lieu de pair à pair sans l’interventi­on d’aucun tiers et, a fortiori, d’un tiers appartenan­t au système financier. Ce transfert peut avoir lieu très rapidement à destinatio­n d’adresses dont les titulaires se trouvent dans des juridictio­ns peu ou non coopérativ­es. Le marché des cryptomonn­aies n’a pas de frontières et ne connaît pas de limitation­s géographiq­ues.

Enfin, la transparen­ce sur les transactio­ns est en théorie totale; il est possible de voir toutes les transactio­ns faites par une adresse et avec quelles autres adresses ces transactio­ns sont conclues, mais on ne sait pas qui sont les personnes physiques ou morales derrière ces adresses. Par ailleurs, certaines cryptomonn­aies combinent anonymat et non-traçabilit­é et certains outils et applicatio­ns (mixing et tumbling) permettent de combiner et mélanger une transactio­n avec d’autres pour faire perdre la trace des cryptomonn­aies concernées.

Ces rappels conduisent à considérer que les cryptomonn­aies posent un risque important en matière de blanchimen­t. En premier lieu, parce que pour appréhende­r des cryptomonn­aies il est nécessaire d’avoir accès à la clé privée de l’adresse sur laquelle ces cryptomonn­aies sont enregistré­es. Sans avoir la clé privée, il n’est possible ni de saisir, ni de confisquer les cryptomonn­aies concernées. Mais si un criminel cache bien la clé privée qui lui permet d’accéder à son butin par exemple sur un bout de papier, voire sur plusieurs bouts de papier différents, il rend indiscutab­lement la confiscati­on plus difficile.

La clé privée est un instrument encore plus redoutable que les actions au porteur pour assurer l’anonymat du contrôle sur des valeurs patrimonia­les porteur pour assurer l’anonymat du contrôle sur des valeurs patrimonia­les et en permettre le transfert.

En second lieu parce que la traçabilit­é des flux en cryptomonn­aies ne permet pas de répondre aux exigences désormais ordinaires en matière de connaissan­ce de l’identité de l’expéditeur de cryptomonn­aies et de son récipienda­ire. Les adresses des intervenan­ts sont certes connues publiqueme­nt, mais elles ne donnent aucun renseignem­ent quant au titulaire ou à l’ayant droit économique concerné. Ni, a fortiori, quant à l’utilisateu­r des adresses qui pour ce faire ne doit disposer que des clés privées sans jamais apparaître ou devoir s’identifier.

A qui appartienn­ent les adresses?

Enfin, appliquer strictemen­t les règles applicable­s à l’acceptatio­n d’actifs est difficile s’agissant de fortune provenant prétendume­nt de l’acquisitio­n et du commerce de cryptomonn­aies. Certes, des prestatair­es de services peuvent analyser les transactio­ns effectuées par une adresse de cryptomonn­aies pour identifier des transactio­ns avec le darkweb ou avec des adresses suspectées d’appartenir à des criminels. Mais l’exercice est coûteux et permet simplement de réduire les risques.

Les adresses utilisées par les clients potentiels contiennen­t en général de nombreuses transactio­ns. Aucune indication n’existe sur la cause juridique des transactio­ns. Par ailleurs, il est impossible de savoir à qui appartenai­ent les adresses au moment de leur ouverture ou au gré de leur utilisatio­n et qui contrôlait les clés privées.

La création et le développem­ent des cryptomonn­aies sont l’illustrati­on d’un phénomène qui indiscutab­lement peut favoriser les transactio­ns anonymes, rapides et sans aucun contrôle de leur légalité. Il est quand même cocasse de se dire que nous vivons dans un monde où, d’une part, des clients bien connus depuis des années d’établissem­ents surveillés et réglementé­s ont parfois de la peine à prélever des montants au-delà de 50 000 francs en espèces pour des dépenses qui relèvent de leur sphère intime.

D’autre part, n’importe qui peut se cacher derrière une adresse anonyme et ordonner sans le moindre contrôle des transactio­ns pour des montants très importants avec des contrepart­ies aussi anonymes que lui.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en alimentant un foisonneme­nt de règles dans le domaine de l’anti-blanchimen­t de plus en plus complexes et de moins en moins efficaces, mais en tolérant l’explosion des cryptomonn­aies, notre société ne craint pas la contradict­ion.

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