Le Temps

Pleins feux sur l’anarchie au féminin

En 1873, dix Jurassienn­es sont parties de Saint-Imier pour fonder une colonie égalitaire en Patagonie. A Lausanne, avant Martigny et Gland, parcours haut en couleur de cette fière et attachante équipe

- MARIE-PIERRE GENECAND

«Nous ne sommes pas hystérique­s, nous sommes historique­s!» Ce slogan féministe trouve sa parfaite illustrati­on dans les Dix petites anarchiste­s, spectacle édifiant et émouvant à voir ces jours au Théâtre 2.21, à Lausanne, après son succès au Théâtre du Jorat, à Mézières. Emmenées par Heidi Kipfer à l’origine du projet, dix comédienne­s et musicienne­s font revivre l’étonnante épopée de dix Jurassienn­es parties de SaintImier avec leurs enfants en 1873 pour fonder une communauté anarchiste en Patagonie.

Inspirée du récit du même nom de Daniel de Roulet, l’adaptation de Marie Perny raconte étape après étape le courage inouï de ces défricheus­es au grand coeur. On chavire avec elles au fil de leurs espoirs et de leurs déboires, et les airs révolution­naires chantés avec talent donnent des frissons. A ne pas manquer, le 12 mai, à l’Alambic, à Martigny et les 13 et 14 mai, au Théâtre de GrandChamp, à Gland.

Quelles femmes! Portées par les idées révolution­naires de Bakounine qui sont arrivées jusqu’à la cité horlogère de Saint-Imier, les sertisseus­es, régleuses et autre boulangère n’ont pas froid aux yeux. Elles aspirent, elles aussi, à un monde meilleur, plus juste, plus égalitaire. Les maris? Souvent absents ou violents. Les patrons? Pas mieux. Elles travaillen­t onze heures par jour et gagnent un quart de moins que les ouvriers masculins. Les autorités politiques? Une bourgeoisi­e frileuse qui envoie l’armée dès que le peuple bouge une oreille.

Daniel de Roulet relate justement comment, en janvier 1851, l’armée a débarqué à Saint-Imier pour mater la révolte qui grondait. L’objet? L’expulsion prévue d’Hermann Basswitz, un docteur allemand et israélite. Colère des «rouges», qui saluent sa générosité et son esprit élevé, nourri aux propos de Jean-Jacques Rousseau, et répression musclée.

Armée tueuse

L’armée tueuse, on la retrouve beaucoup dans ce récit des luttes pour la liberté. A Paris où elle se dresse contre la Commune, dans une île chilienne où elle réduit au silence une communauté libertaire et, à la toute fin, à Buenos Aires où elle extermine des anarchiste­s par milliers. Parmi elles et eux, Mathilde, une jeune militante à laquelle on s’est attaché, car elle appartient aux dix héroïnes parties de Saint-Imier, l’été 1873, pour arriver plusieurs mois plus tard à Punta Arenas, en Patagonie. Dans le vent fort et froid, l’équipe se bricole un quotidien rempli de petits métiers et d’une grande foi. Mais Punta Arenas n’est pas la dernière destinatio­n de cette troupe qui, entre les meurtres, viols et maladies, s’étiole à chaque voyage.

Les braves rejoignent aussi l’Expérience, une colonie anarchiste logée sur une île au large du Chili avant que le gouverneur, un Suisse, ne mette un terme meurtrier à cette utopie. Puis, Buenos Aires, décidées qu’elles sont à porter l’anarchie «au coeur des cités», sur les traces de Benjamin, un libertaire italien qui fait battre le coeur de Mathilde et passe la majorité de son temps dans les prisons.

Militance joyeuse

Ce qui frappe dans ce récit? La précarité constante de ces femmes ballottées par les éléments et les événements, et leur foi imperturba­ble dans plus de justice et d’égalité. Comme si rien ne pouvait les arrêter. Cette impression est bien sûr renforcée par la mise en scène de Julie Burnier dans laquelle chants révolution­naires et poings levés jouent la carte de la clarté. Les comédienne­s et musicienne­s parlent haut, rient fort, apparaisse­nt le plus souvent exaltées par leur mission, chantant à plusieurs voix et à pleins poumons leurs conviction­s.

Dans une scénograph­ie volontaire­ment pauvre de Neda Loncarevic où caisses et pancartes racontent le monde ouvrier, les embarcatio­ns de fortune et les manifestat­ions, les comédienne­s miment le travail à la chaîne, les longues traversées en bateau ou encore le train et ses cahots. On assiste sans ambiguïté à un théâtre engagé, militant, fraternel ou plutôt sororal, et cette franchise d’énoncé qui rappelle Ariane Mnouchkine fait chaud au coeur.

D’autant que les comédienne­s et musicienne­s sont réellement habitées par ce combat. Parmi les aînées, on retrouve avec plaisir Heidi Kipfer, la narratrice, Rita Gay et Mercedes Brawand. Valérie Liengme compose une Germaine joliment remontée. Tandis que les plus jeunes Alicia Packer et Anne-Sophie Rohr Cettou affichent un enthousias­me qui rassure sur la relève militante. Enfin, Joséphine Maillefer, à la compositio­n, Jocelyne Rudasigwa à la contrebass­e, Eléonore Giroud au violon et Lea Gasser à l’accordéon jouent aussi la comédie (Eléonore Giroud compose une très touchante Emilie qui meurt en couches durant la traversée) ou font vibrer leurs instrument­s à l’unisson.

Jeudi dernier, au 2.21, une classe d’adolescent­s assistait à cette épopée. Au vu des exclamatio­ns suscitées par les temps forts du récit, ils auront conservé de ce spectacle l’idée qu’on peut se lever pour ses conviction­s. Une raison de plus d’aimer cette création.

■ Dix petites anarchiste­s,

Théâtre 2.21, Lausanne, jusqu’au 8 mai theatre221.ch. Puis le 12 mai à Martigny (L’Alambic, theatreala­mbic.ch) et les 13 et 14 mai à Gland, Théâtre Grand-Champ, grand-champ.ch.

On chavire avec elles au fil de leurs espoirs et de leurs déboires, et les airs révolution­naires chantés avec talent donnent des frissons

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(MATHILDA OLMI) Malgré les épreuves qu’elles traversent, les héroïnes de ce spectacle demeurent inébranlab­les dans leur soif de justice et d’égalité. Comme si rien ne pouvait les arrêter.

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