Le Temps

Dans le bleu Majorelle

«Ado, je voulais avoir une vie atypique et le plus grand degré de liberté possible. Imaginer des études classiques, ça me projetait dans une anxiété terrifiant­e»

- PHILIPPE CHASSEPOT

L’ancien champion d’apnée rangé des compétitio­ns se raconte dans un livre aussi sincère que captivant. Pour une discipline bien plus terre à terre qu’on ne le croit

Il avait 6 ans quand Le Grand Bleu est sorti sur les écrans, en 1988, et la question fermée qu'on lui soumet revêt des allures de piège: au final, ce film a-t-il fait plutôt du bien à l'image de l'apnée, ou inversemen­t? Guillaume Néry n'est pas un ingrat, malgré plusieurs passages du long métrage qui confinent à la bouffonner­ie: «Si je n'ai droit qu'à une seule réponse, alors je réponds «du bien». On lui doit tout: sans Le Grand Bleu, l'apnée n'en serait jamais arrivée là. En revanche, aujourd'hui encore, on doit se battre pour casser les préjugés et des visions très romancées de la discipline. Il y a toujours des allumés façon JeanMarc Barr [le héros du film] qui viennent nous voir, mais l'immense majorité des pratiquant­s sont des personnes normales, pas des trompe-la-mort.»

La plongée en apnée, donc. Guillaume Néry a un jour poussé jusqu'à −126 mètres et sait trouver les mots pour raconter un monde inconnu. La descente jusqu'à 30 mètres en nageant, avant d'ensuite simplement se laisser couler. C'est le meilleur moment, paraît-il: «Il faut se relâcher, accepter la pression, et ne surtout pas résister. Et là, on a l'impression de voler sous l'eau, sans avoir envie de respirer.» Puis la remontée, moins agréable, limite anxiogène, avec la narcose qui vient perturber le fonctionne­ment du cerveau en apportant son lot de visions. Au total, trois minutes et demie sans respirer, et une fascinatio­n certaine pour l'obscurité: «La lumière a quasi disparu, mais on remarque beaucoup de nuances de bleu. Ma préférée, c'est le bleu Majorelle, celui de la Polynésie, éclatant et sombre à la fois.»

Tout près du drame

Son univers a pourtant failli voler en éclats voilà sept ans. Guillaume Néry visait un record du monde à − 129 mètres, mais aussi incroyable que ça puisse paraître à ce niveau, les juges ont commis une erreur dans leurs mesures et l'ont envoyé à − 139 mètres. Il est passé tout près du drame, évanoui de longues secondes avec un oedème pulmonaire, avant de revenir à la vie.

Il jure qu'il n'a jamais éprouvé la moindre colère envers les coupables, «car nous aussi, en club, il nous est arrivé de faire la même bêtise à cause d'un repère manquant sur le câble de descente». Il dit que cette perte de connaissan­ce n'a pas provoqué de voyage vers l'inconnu, contrairem­ent à d'autres fois: «J'avais déjà fait des syncopes à mon arrivée en surface, par le passé, où j'avais vécu une accélérati­on folle des pensées, avec plein de visages qui défilent. Je déteste ces moments-là, mais j'accepte qu'ils fassent partie du jeu.»

On lui soumet notre question de psy de comptoir, presque honteux: quelle part de quête ou de fuite met-il dans cet exercice, pour s'en aller aussi loin, aussi bas? Il ne s'en offusque pas, car il estime n'avoir digéré certains éléments que très récemment. «Ado, je voulais avoir une vie atypique et le plus grand degré de liberté possible. Imaginer des études classiques, ça me projetait dans une anxiété terrifiant­e. Puis j'ai découvert ce talent pour l'apnée, et c'est surtout pour ça que j'ai persévéré là-dedans.»

Et puis il y a cet incroyable secret de famille qu'il a déniché après la mort de son grand-père. Lorsqu'il a voulu en apprendre davantage sur le passé de son ancêtre, certains membres de sa famille se sont épanchés, lui ont raconté que le grand-père de sa grand-mère était un orphelin chinois, adopté après un naufrage dans une barque. Ses parents y sont restés, le jeune homme a survécu. Guillaume Néry a alors compris le pourquoi de ses yeux bridés, le surnom de sa mère à l'enfance (la Japonaise) et le sien (le Pakistanai­s). Il y a même peutêtre trouvé une clé potentiell­e à sa passion. L'apnée, une tentative inconscien­te d'apprivoise­r une peur de l'eau qui a touché plusieurs génération­s avant lui? Et pourquoi pas…

Plus facile que la méditation

On lui parle après un entraîneme­nt du matin d'une petite descente à − 85 m, comme si de rien n'était. Il a l'air serein et rempli d'énergie. Sa nature, certes, mais la plongée du jour y est pour beaucoup: «Une joie contenue, une euphorie douce: l'apnée amène l'apaisement, le calme», expliquet-il. Pour lui, mais aussi pour tous ceux qui s'y collent. L'apnée s'est énormément développée depuis trente ans. On trouve des clubs un peu partout, notamment autour du lac Léman. Pas un hasard dans une époque anxiogène où la quête de paix intérieure semble de plus en plus délicate: «Les gens ressortent d'une initiation ou d'une simple apnée statique en piscine comme s'ils avaient fait un trip cosmique. Vous voulez vous retrouver, vous élever? L'apnée est plus facile que la méditation, qui peut parfois se montrer plus frustrante.»

Peut-être reprendra-t-il la compétitio­n un jour. D'ici là, il veut utiliser sa voix pour l'environnem­ent. Sans surprise, il refuse de céder au spectacula­ire et à la dictature de l'émotion: «Ce serait ultra-facile de crier à la catastroph­e, mais je ne veux pas faire le gugusse qui se filme dans l'eau en disant «oh la la, j'ai vu trois bouts de plastique aujourd'hui». J'ai peur des discours simplistes. Ma voix, c'est juste un relais de la parole scientifiq­ue, parce qu'elle seule est valable.» Une sagesse délectable qui pourrait inspirer bien des profession­nels de l'indignatio­n.

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