Le Temps

Un héros oublié de l’histoire ukrainienn­e: l’anarchiste Nestor Makhno

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Marioupol, Karkhiv, Kehrson: ces noms résonnent tragiqueme­nt dans notre actualité guerrière et ont été hissés au rang de symboles de l’héroïque combat pour leur liberté que mènent les Ukrainiens face à l’invasion russe. L’Ukraine, terre d’innombrabl­es drames, terre si fertile mais affamée par l’«holodomor» stalinien, cette catastroph­ique famine qui anéantit la contrée dans les années 30, puis dévastée pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais la malédictio­n ukrainienn­e étendit déjà ses rets sinistres au lendemain de la Première Guerre mondiale.

A peine parvenue à l’indépendan­ce en 1917 dans le sillage de la dislocatio­n de l’empire tsariste après la paix de Brest-Litovsk signée avec l’empire allemand, pressé de quitter les confins orientaux du continent pour se concentrer sans succès sur le font occidental, l’Ukraine vit un apprentiss­age difficile de la liberté. D’abord une sorte de protectora­t austro-allemand, l’Ukraine se dote certes de ses propres autorités après le Congrès de Versailles, mais reste fondamenta­lement instable, déchirée entre les nationalis­tes, les bolcheviqu­es, qui ne perdent pas l’espoir de la ramener dans son giron, et les troupes «blanches», nostalgiqu­es du défunt empire et soutenues par les Anglais et les Français.

Mais un quatrième groupe se taille rapidement une place de choix dans ce jeu complexe: les anarchiste­s, puissants dans le sud du pays et conduits par Nestor Makhno, que, curieuseme­nt, personne n’évoque à l’heure de célébrer l’héroïsme ukrainien. Héritiers des cosaques zaparogues, connus pour leur goût prononcé pour l’autonomie, les «makhnovist­es» se lanceront dans une lutte effrénée contre ceux qui menacent leurs libertés. Sous la houlette de Makhno, né en 1888, ils organisent de nombreuses communes libertaire­s, inspirées de l’enseigneme­nt de Pierre Kropotkine, théoricien de l’anarcho-communisme. Sans Dieu ni maître, ils honnissent tant les nationalis­tes que les Blancs… et les adeptes du communisme léniniste.

Derrière Makhno, le «cosaque de l’anarchie» comme l’appelle son biographe Alexandre Skirda dans son ouvrage paru en 1999, ils redistribu­ent les terres, fustigent tout autoritari­sme, mais se révèlent aussi de redoutable­s combattant­s, expériment­ant une tactique de guérilla qui porte profondéme­nt le fer dans les lignes ennemies. Ils sont toutefois prisonnier­s d’un cruel dilemme: si, d’un côté, ils aspirent à un monde nouveau et plus juste, doivent-ils, car ils sont trop faibles pour gagner seuls, s’allier avec certains de leurs adversaire­s pour mieux en éliminer d’autres? Makhno et ses acolytes feront sans aucun doute le mauvais choix: mais pouvait-il en aller autrement?

Empêtrés dans l’utopie révolution­naire, à deux reprises, en 1919 et 1920, ils vont subordonne­r leurs forces à celles des bolcheviqu­es et conduire des offensives probableme­nt décisives contre les troupes «blanches», qui ont fait de l’Ukraine l’un de leurs principaux théâtres d’opération. A leurs dépens. Flatté par Lénine qui espère le convaincre que la voie de la révolution passe obligatoir­ement par la dictature du prolétaria­t, Makhno se drape dans son droit à proposer une autre solution, plus à même selon lui de favoriser une authentiqu­e émancipati­on du peuple. Il devient alors l’ennemi juré des bolcheviqu­es, l’homme à abattre.

A la tête de soldats volontaire­ment mal équipés par le commandeme­nt moscovite, et utilisés pour des opérations désespérée­s dans lesquelles ils se distinguen­t pourtant, Makhno s’attire la haine de Trotski. Celui-ci recourt au lexique coutumier des bolcheviqu­es pour disqualifi­er ceux qui ne sont pas de leur avis: Makhno et ses cosaques anarchiste­s seront désignés comme des «bandits» qu’il convient d’éradiquer par tous les moyens, y compris par la terreur et la trahison. Ayant échoué à obtenir la moindre reconnaiss­ance de la part de Lénine et ses sbires, Makhno est traqué et finit par se retourner contre ceux qu’il avait souhaité aider à repousser définitive­ment les armées contre-révolution­naires. Malgré une résistance héroïque, il doit céder face au nombre.

L’homme aux onze blessures reçues au combat parvient à s’échapper et se réfugie à Paris, où il s’éteint en 1934. L’expérience anarchiste ukrainienn­e sera évidemment enterrée par les Soviétique­s. Mais son aventure, connue aussi sous le nom de «makhnovtch­ina», résonne d’une tonalité nouvelle à l’heure où les Ukrainienn­es et les Ukrainiens, citoyennes et citoyens d’un pays assurément marqué par les convulsion­s de l’après-1989 et aux prises avec des maux que dénonce bien la série Serviteur du peuple qui a rendu célèbre Zelensky, défendent avec courage leur indépendan­ce face aux assauts néo-soviétique­s des Russes… Makhno rappelle toutefois que l’Ukraine n’hésite pas à se battre jusqu’au bout pour sa liberté. Volodymyr Zelensky en est un émule, peut-être involontai­re.

Sans Dieu ni maître, ils honnissent tant les nationalis­tes que les Blancs… et les adeptes du communisme léniniste

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