Un héros oublié de l’histoire ukrainienne: l’anarchiste Nestor Makhno
Marioupol, Karkhiv, Kehrson: ces noms résonnent tragiquement dans notre actualité guerrière et ont été hissés au rang de symboles de l’héroïque combat pour leur liberté que mènent les Ukrainiens face à l’invasion russe. L’Ukraine, terre d’innombrables drames, terre si fertile mais affamée par l’«holodomor» stalinien, cette catastrophique famine qui anéantit la contrée dans les années 30, puis dévastée pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais la malédiction ukrainienne étendit déjà ses rets sinistres au lendemain de la Première Guerre mondiale.
A peine parvenue à l’indépendance en 1917 dans le sillage de la dislocation de l’empire tsariste après la paix de Brest-Litovsk signée avec l’empire allemand, pressé de quitter les confins orientaux du continent pour se concentrer sans succès sur le font occidental, l’Ukraine vit un apprentissage difficile de la liberté. D’abord une sorte de protectorat austro-allemand, l’Ukraine se dote certes de ses propres autorités après le Congrès de Versailles, mais reste fondamentalement instable, déchirée entre les nationalistes, les bolcheviques, qui ne perdent pas l’espoir de la ramener dans son giron, et les troupes «blanches», nostalgiques du défunt empire et soutenues par les Anglais et les Français.
Mais un quatrième groupe se taille rapidement une place de choix dans ce jeu complexe: les anarchistes, puissants dans le sud du pays et conduits par Nestor Makhno, que, curieusement, personne n’évoque à l’heure de célébrer l’héroïsme ukrainien. Héritiers des cosaques zaparogues, connus pour leur goût prononcé pour l’autonomie, les «makhnovistes» se lanceront dans une lutte effrénée contre ceux qui menacent leurs libertés. Sous la houlette de Makhno, né en 1888, ils organisent de nombreuses communes libertaires, inspirées de l’enseignement de Pierre Kropotkine, théoricien de l’anarcho-communisme. Sans Dieu ni maître, ils honnissent tant les nationalistes que les Blancs… et les adeptes du communisme léniniste.
Derrière Makhno, le «cosaque de l’anarchie» comme l’appelle son biographe Alexandre Skirda dans son ouvrage paru en 1999, ils redistribuent les terres, fustigent tout autoritarisme, mais se révèlent aussi de redoutables combattants, expérimentant une tactique de guérilla qui porte profondément le fer dans les lignes ennemies. Ils sont toutefois prisonniers d’un cruel dilemme: si, d’un côté, ils aspirent à un monde nouveau et plus juste, doivent-ils, car ils sont trop faibles pour gagner seuls, s’allier avec certains de leurs adversaires pour mieux en éliminer d’autres? Makhno et ses acolytes feront sans aucun doute le mauvais choix: mais pouvait-il en aller autrement?
Empêtrés dans l’utopie révolutionnaire, à deux reprises, en 1919 et 1920, ils vont subordonner leurs forces à celles des bolcheviques et conduire des offensives probablement décisives contre les troupes «blanches», qui ont fait de l’Ukraine l’un de leurs principaux théâtres d’opération. A leurs dépens. Flatté par Lénine qui espère le convaincre que la voie de la révolution passe obligatoirement par la dictature du prolétariat, Makhno se drape dans son droit à proposer une autre solution, plus à même selon lui de favoriser une authentique émancipation du peuple. Il devient alors l’ennemi juré des bolcheviques, l’homme à abattre.
A la tête de soldats volontairement mal équipés par le commandement moscovite, et utilisés pour des opérations désespérées dans lesquelles ils se distinguent pourtant, Makhno s’attire la haine de Trotski. Celui-ci recourt au lexique coutumier des bolcheviques pour disqualifier ceux qui ne sont pas de leur avis: Makhno et ses cosaques anarchistes seront désignés comme des «bandits» qu’il convient d’éradiquer par tous les moyens, y compris par la terreur et la trahison. Ayant échoué à obtenir la moindre reconnaissance de la part de Lénine et ses sbires, Makhno est traqué et finit par se retourner contre ceux qu’il avait souhaité aider à repousser définitivement les armées contre-révolutionnaires. Malgré une résistance héroïque, il doit céder face au nombre.
L’homme aux onze blessures reçues au combat parvient à s’échapper et se réfugie à Paris, où il s’éteint en 1934. L’expérience anarchiste ukrainienne sera évidemment enterrée par les Soviétiques. Mais son aventure, connue aussi sous le nom de «makhnovtchina», résonne d’une tonalité nouvelle à l’heure où les Ukrainiennes et les Ukrainiens, citoyennes et citoyens d’un pays assurément marqué par les convulsions de l’après-1989 et aux prises avec des maux que dénonce bien la série Serviteur du peuple qui a rendu célèbre Zelensky, défendent avec courage leur indépendance face aux assauts néo-soviétiques des Russes… Makhno rappelle toutefois que l’Ukraine n’hésite pas à se battre jusqu’au bout pour sa liberté. Volodymyr Zelensky en est un émule, peut-être involontaire.
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Sans Dieu ni maître, ils honnissent tant les nationalistes que les Blancs… et les adeptes du communisme léniniste