La justice protège-t-elle les banques?
Lorsqu’on travaille dans la finance en Suisse, il faut vraiment y mettre du sien pour être condamné pour malversations. Par exemple lorsqu’un gérant multiplie les transactions afin de générer des commissions. Dans les milieux financiers, cette combine vieille comme le monde – dénommée barattage ou churning – est considérée comme excessive lorsqu’un portefeuille «tourne» entre une et deux fois au cours d’une année. C’est-à-dire que toutes les positions ont été vendues et autant ont été rachetées – deux fois. Mais pour que la justice accepte que le client concerné dépose une plainte pénale, il faut que son portefeuille ait tourné au moins… huit fois en une année.
C’est seulement au-delà de ce seuil qu’un procureur considère que les faits sont potentiellement graves. Or les contrats de la gestion de fortune excluent généralement la responsabilité d’une banque ou d’un gérant, sauf en cas de faute grave.
En deçà de ce seuil de huit fois, le client peut saisir la justice civile pour espérer un dédommagement. Au civil, la barre est ramenée à cinq fois par an. Car le fisc fédéral considère qu’un intervenant qui vend son portefeuille plus de cinq fois dans l’année est un trader professionnel, ce qui le soumet à l’impôt sur le capital (dont sont exemptés les non-professionnels). On dira que cinq fois est toujours mieux que huit, mais cela reste bien supérieur à ce qui est considéré comme une bonne pratique dans la gestion de fortune.
Approche «pro-business»
Autre exemple: la concentration. Si un titre représente 5 à 6% d’un portefeuille, il est généralement admis qu’il représente un risque important pour le client. On parle ici d’un client lambda désirant une gestion équilibrée de ses avoirs. Mais ce poids doit monter à 13-15% pour que la justice considère généralement que la concentration est exagérée, et la gestion fautive.
Comment s’expliquent ces écarts abyssaux entre les bonnes pratiques admises par les professionnels et les seuils définis par la justice? Le puissant lobby du secteur financier n’est pas la seule raison. On peut y ajouter l’attitude généralement bienveillante de la Suisse envers les entreprises, notamment les multinationales qui pourraient facilement s’implanter dans une juridiction moins tatillonne. Les banques suisses sont certainement moins enclines à plier bagage, mais elles bénéficient comme le reste de l’économie de cette approche «pro-business».
Dernier élément, ce genre de dossier est souvent tranché en se basant sur une jurisprudence ancienne, remontant fréquemment aux années 1970 ou 1980. Or l’industrie bancaire suisse s’est beaucoup modernisée ces dix dernières années. L’abandon du secret bancaire a exposé les banques et les gérants à une concurrence internationale beaucoup plus marquée. La place financière n’a eu d’autre choix que de renforcer l’expertise de ses collaborateurs, à travers des formations plus pointues, davantage de spécialisation ou des règles plus strictes. Mais la jurisprudence n’a pas été mise à jour aussi rapidement. Enfin, certains dossiers peuvent être devenus plus techniques et tous les magistrats – déjà souvent surchargés – ne sont pas spécialisés en finance.
Equilibrer le rapport de force
Néanmoins, le cadre légal existant pourrait être interprété de manière moins systématiquement défavorable aux clients, regrettent des avocats qui se retrouvent régulièrement face à des banques ou des gérants. Autre grief: que les tribunaux soient devenus plus exigeants dans la présentation des faits avant de décider d’obliger les banques à partager les informations en leur possession. Ceci afin de lutter contre les demandes abusives – et il est vrai que les clients ne sont pas toujours d’une bonne foi absolue.
Alors comment changer cette situation et équilibrer un peu les forces des clients et des banques devant la justice? Les établissements eux-mêmes pourraient fixer des règles internes et des bonnes pratiques plus draconiennes. Les auditeurs externes devraient relever plus systématiquement les comportements déviants. La Finma, le surveillant de la finance en Suisse, pourrait rappeler certaines règles. Les bonnes pratiques définies par l’industrie financière gagneraient à être prises en compte par la justice pour déterminer ce qui est excessif ou pas. Enfin, la jurisprudence doit évoluer. Lorsqu’elle a établi que les rétrocessions n’étaient plus autorisées sans l’accord du client, à partir de 2006, la place financière a tremblé sur ses bases. Puis les banques ont proposé des modèles sans rétrocessions, plus transparents. Et donc créé de la confiance, un élément capital dans la gestion de fortune. ■