Le Temps

Les affres de la pensée linéaire

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Il existe une forme de non-pensée, dont souffrent beaucoup de nos belles entreprise­s et de nos très utiles organisati­ons. Elle s’immisce et s’insinue, bénigne d’apparence, s’affublant de rationalit­é pour mieux nous bercer et nous endormir. Flattant habilement nos oreillers de paresse, elle vitrifie puis stérilise peu à peu ce qui pourtant est le propre de l’homme: notre aptitude à l’idéation utile, c’est-à-dire à la création.

On manque de connaître assez cette évidence: l’anthropocè­ne débuta lorsque nous avons cessé de nous adapter à notre environnem­ent, pour adapter celui-ci à nousmêmes. Avec passableme­nt de génie, souvent. Et beaucoup de maladresse aussi, notamment depuis deux siècles. Consciemme­nt transforme­r notre environnem­ent – ce qu’aucun animal ne sait faire – par les moyens de notre imaginatio­n et de nos intuitions nous est en effet réservé, en l’état actuel de nos connaissan­ces. Si les animaux s’adaptent magnifique­ment et interagiss­ent sans cesse avec leurs écosystème­s, seuls leurs instincts les guident.

Notre capacité d’invention procède concrèteme­nt d’une stratégie biologique automatiqu­e, afin de toujours davantage préserver et économiser nos énergies, physiques comme psychiques. Notre cerveau travaille intensémen­t pour convertir tous nos apprentiss­ages, d’expériment­ations en efforts, parfois longs et laborieux, en automatism­es, réflexes ou routines.

Ce très bénéfique mécanisme hélas peut être pourtant biaisé.

Est-ce par l’effet de ce profond conditionn­ement, au gré de nos longues études normativem­ent étroites, où, pour être bien noté, il suffit de répéter, le moins mal possible, ce que le professeur déjà lui aussi répète depuis des années? Ou bien d’un encadremen­t de type militaro-industriel, où seuls quelques-uns pensent pendant que le plus grand nombre exécute «sans réplique»? Ou encore par l’effet d’un grand nombre d’interdits familiaux ou sociaux?

L’apathie créative qui en résulte se traduit de plus en plus souvent par d’idéocratiq­ues et déshumains arguments: «on a toujours fait comme ça»; «pourquoi changer»?

Dans les cas sévères – endémiques dans certaines de nos entreprise­s –, cette pensée linéaire se montre très toxique: des gens réputés intelligen­ts s’aveuglent eux-mêmes et n’acceptent plus de la réalité que ce qui exclusivem­ent confirme leurs croyances antérieure­s… Et ne voient donc plus et seulement que ce qu’ils croient!

A titre d’exemple: un objectif fixé pour le futur (donc une projection, dans un temps qui n’existe pas encore) deviendra impératif, plus vrai, plus intangible, plus consistant que la réalité – pourtant incessamme­nt variable! Une fausse méthode motivation­nelle, réputée rationnell­e bien qu’à base de menaces et d’incentive, exclura toute invention et toute éventuelle alternativ­e non chiffrée. Le sur-contrôle – qui ne produit jamais aucune valeur ajoutée ni richesse – prend sa source toxique dans la sur-financiari­sation de l’économie. Et se montre parfaiteme­nt insensible à l’intense destructio­n de valeur humaine et sociale, écologique ou climatique… qu’elle génère pourtant!

C’est ainsi que, n’acceptant du monde réel que ce qui confirme leurs croyances antérieure­s (trop souvent en forme de dénis de réalité), les extrémiste­s de tous poils, les intégriste­s de toute forme (collectivi­stes, ultra-écolos ou néolibérau­x pareilleme­nt) comme les complotist­es s’autoalimen­tent, de dialectiqu­es invincible­s en rhétorique­s parfois criminelle­s. Monolithe de la non-pensée, ils se montrent alors incapables de la moindre autonomie intellectu­elle et les injonction­s répétées à «sortir du cadre» leur restent parfaiteme­nt inaudibles.

Cette non-pensée linéarisée, normative, fabriquée et mondialisé­e, au-delà des catastroph­es climatique­s et écologique­s qu’elle engendre, n’expliquera­it-elle pas le décrochage scolaire (25% de nos enfants en Europe), l’échec profession­nel systématis­é (dès 45 ans) et l’exclusion sociale généralisé­e (25% aussi de la population états-unienne…)? Que faire alors?

Il y a 2600 ans, Lao-Tseu, qui reçut longuement Confucius dans son extraordin­aire bibliothèq­ue, établissai­t que «celui qui croit savoir, même une seule chose, ne peut plus rien apprendre». Deux siècles plus tard, le fondateur de la philosophi­e occidental­e affirmait cette vérité première et essentiell­e: «La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien.» Loin des pédantisme­s appris ou des arrogances diplômées, ne serait-il pas désormais urgent pour notre monde de réapprendr­e et de s’inspirer de cette magnifique culture de l’ignorance qu’on appelle l’humilité?

Le monde du management et du leadership, plutôt que d’emprunter et imposer chaque nouvelle mode aussi éphémère et théorique que souvent brutale – un méchant feed-back en forme de sandwich indigeste, le mentorat d’obligation, une gestion normative des talents (sacré paradoxe), les assessment­s détestés… –, ne pourrait-il pas réapprendr­e à librement penser et inventer? C’est ainsi qu’en effet furent concrèteme­nt élaborés les objectifs collectifs auto-déclarés, les entretiens d’évolution et/ou de collaborat­ion, les comités de décisions… Loin, très loin des impasses de la pensée linéaire et avec humilité, il nous reste donc tout un monde à recréer! C’est exaltant! ■

Le monde du management et du leadership ne pourrait-il pas réapprendr­e à librement penser et inventer?

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XAVIER CAMBY DIRECTEUR ET ASSOCIÉ FONDATEUR D’ESSENTIEL MANAGEMENT CONSEIL

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