Le Temps

L’amour à mort

Issue d’une lignée artistique prestigieu­se, la réalisatri­ce lausannois­e taille la route à sa façon. Elle dialogue avec sa grand-mère dans «(Im)mortels», une émouvante réflexion sur l’au-delà

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Lila Ribi a un petit coeur tatoué sur la main gauche. Elle l'a dessiné très jeune, pour conjurer une situation familiale difficile. «Je ne me sentais pas du tout aimée. J'ai fait ce coeur en me disant que je devais m'aimer toute seule.» Petite-fille du graveur Albert Yersin, fille de l'ingénieur du son Luc Yersin, nièce du cinéaste Yves Yersin et du metteur en scène Claude Yersin, l'auteure d'(Im)mortels ne doit pas grandchose de son talent de cinéaste à sa prestigieu­se ascendance, hormis peut-être «une résonance morphogéné­tique». Elle a grandi au Tessin auprès de sa mère, qui travaillai­t dans le social.

Elle a «pas mal vogué» pour savoir quel serait son métier. Sage-femme? Educatrice de la petite enfance? Elle a suivi une formation de décoratric­e, mais rien de tout cela n'était son «truc». Auprès du psychomagi­cien Alejandro Jodorowsky, qui lui a tiré le tarot et donné un acte symbolique à accomplir, elle a finalement compris que «l'art est une thérapie».

Les blés anciens

Après l'Ecole supérieure d'arts appliqués de Vevey, Lila Ribi s'inscrit à la Hochschule der Künste Bern. La révélation lui vient à Visions du Réel en voyant Petit Pow! Pow! Noël, de Robert Morin, et Un Dragon dans les eaux pures du Caucase, de Nino Kirtadzé. Elle sera cinéaste, cinéaste documentai­re, car la fiction ne l'attire pas. En revanche, il y a «quelque chose de magique à filmer le réel, à trouver le merveilleu­x dans la vie». Son compagnon, Bruno Deville, se voue lui à la fiction (Bouboule). Il n'y a pas de compétitio­n entre eux, juste de l'émulation et un soutien mutuel.

Pour son premier long métrage, Révolution silencieus­e, Lila Ribi suit dans une ferme du Jura vaudois un paysan qui se lance dans la culture biodynamiq­ue. Assurant la prise de vue, le cadrage, le son, c'est en solo que la jeune réalisatri­ce signe un manifeste pour un monde meilleur doublé d'une ode à la nature, culminant dans un champ de blés anciens, somptueuse palette de vert, de rose et de mauve velouté…

Lila Ribi a passé une bonne partie de son enfance chez sa grandmère, Greti. Dans Spaghetti alle vongole, son court métrage de fin d'études à l'ECAL, vaine tentative de renouer un lien avec son père, elle interroge son aïeule sur les problèmes familiaux, «tous ces nondits, cette espèce de boule noire» qu'elle cherche à comprendre. Filmés durant une décennie, ces dialogues se concentren­t progressiv­ement sur la mort et constituen­t le coeur d'(Im)mortels. La mort n'angoisse pas la réalisatri­ce, elle l'intrigue. En suivant une femme âgée, en interrogea­nt divers spécialist­es et chercheurs, elle réconcilie les vivants avec la perspectiv­e du néant ou de l'au-delà.

(Im)mortels est un film extrêmemen­t généreux. Lila Ribi partage avec le spectateur sa grand-mère. Elle vient remplacer celles que nous chérission­s. La réalisatri­ce partage ses larmes, aussi: «Cela fait partie de la mort. Quand je pleure dans le film, j'ai vivement conscience que Greti se détache petit à petit de la vie.» A une image de l'aïeule dans son jardin édénique succèdent l'EMS, la détériorat­ion physique, la disparitio­n. «Qu'une femme de 103 ans meure est très naturel, mais il est évident qu'il y a un manque, une tristesse.» Lila Ribi accompagne sa grand-mère, jusqu'au cercueil. «C'était important de montrer le corps, cette enveloppe vide. Car plus on évite la mort, plus on crée de la peur», dit-elle.

Le film documentai­re fait de beaux cadeaux à ceux qui le pratiquent, comme cette sauterelle qui bondit sur la rose ornant le petit sanctuaire où l'on vient de déposer les cendres de Greti. «Un cadeau du hasard – ou pas. C'est comme s'il y avait des univers parallèles poreux, qui s'interpénèt­rent autour de la mort. La nature nous parle… Ou alors sommes-nous juste plus réceptifs?» Lors d'une balade en forêt après le décès d'une amie, la cinéaste a vu un arbre s'abattre…

Un chat bizarre

Attentive aux signes, Lila Ribi prend le temps de regarder les oiseaux qui passent, les fleurs qui ondoient, les insectes qui butinent. Pendant la pandémie, elle réalise un court métrage, Oasis, au pied de son immeuble avec des coléoptère­s et des gastéropod­es pour personnage­s. Son bout de jardin n'a rien d'extraordin­aire, «mais dès qu'on s'y met à quatre pattes et qu'on prend le temps d'observer, on comprend la beauté et l'intelligen­ce de la nature», antidote bienvenu dans «une société qui crée du moche».

Lila a-t-elle eu un contact avec Greti depuis qu'elle est partie? La réalisatri­ce précise qu'elle ne voit pas «l'aura des gens, l'esprit des défunts ou les fées», mais au bord de la mer, aux Pays-Bas, un an après le décès de sa grandmère, elle l'a sentie dans les dunes: «C'est comme si elle avait soudain occupé tout l'espace. Elle était là, c'était gigantesqu­e. En plus, j'avais l'impression de l'avoir déjà connue dans d'autres existences.»

Par la grâce de sa petitefill­e, Greti, avec ses histoires du temps jadis, les tapisserie­s qu'elle réalisait d'après des cartons d'Albert Yersin, ses confitures maison et son chat bizarre, est promue grand-mère universell­e. L'affiche du film la montre avec un bon sourire dans l'encadremen­t de sa porte enguirland­ée de végétation luxuriante. On aimerait que ce soit elle qui réponde le jour où l'on frappera à la porte du ciel.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland