Le Temps

S’initier à la danse ouzbèke et rêver de Samarcande

Dans le cadre de la Fête de la danse, qui se déploie jusqu’à dimanche, Farida Kurbanova propose deux cours à Lausanne et à Genève. Notre journalist­e a testé et voyagé

- MARIE-PIERRE GENECAND

Oui, la musique ouzbèke a des accents arabisants, mais non, dans ce vaste pays d’Asie centrale, on ne se déhanche pas. «Les hanches et le bassin ne sont jamais engagés, on travaille essentiell­ement avec le haut du corps, les épaules, les bras, les mains, la nuque et, très important, le regard», instruit Farida Kurbanova, beauté de 31 ans, qui pratique cet art en profession­nel sous le nom de Pari Paykal.

A l’enseigne de La Fête de la danse, qui offre partout en Suisse des stages, performanc­es et spectacles moyennant un passe de 15 francs, Farida propose, samedi et dimanche à Lausanne et à Genève, une initiation au style Fergana, une des trois écoles de danse ouzbèkes. Lundi dernier, aux Ateliers d’ethnomusic­ologie installés dans le quartier genevois des Grottes, avantgoût ailé.

Je contemple ma tenue, magnifique tunique verte brodée d’or. «Je dois porter ça?» «Oui, le costume est très important dans la danse ouzbèke, car il a un sens, répond Farida. Votre tunique est associée à la danse Sharob, la danse du vin, qui est à la fois ivresse et chagrin, tandis que mon manteau multicolor­e et mon doppi (chapeau) floral, sont typiques de la danse Tanovar, danse de l’amour, qui est à la fois lyrique et naïve.»

L’habit fait le moine

Rano Zaynieva, une amie ouzbèke installée en Suisse depuis treize ans, confirme. «La tenue raconte déjà une histoire. La tiare et le collier rouge de votre parure miment les grains de grenade, symboles de l’amour. En Ouzbékista­n, pays musulman, les femmes ne portent pas le foulard de la même manière selon les âges. Jeunes mariées, elles le portent en turban, plus âgées, elles le placent sur la tête et les épaules, pour mieux se couvrir.» Rano, mère au foyer, s’est mise à la couture pour étoffer le vestiaire artistique de Farida. Tout comme les soeurs de la danseuse restées au pays, qui lui cousent de somptueux habits.

En danse ouzbèke, l’habit fait donc le moine. Mais le plus important, bien sûr, réside dans les pas et, surtout, la posture et la délicatess­e des figures. Les épaules ouvertes, le torse légèrement en arrière, la nuque déliée, la tête souvent penchée, les mains parlent, agiles et expressive­s.

On se lance, dans la cour des ateliers d’ethnomusic­ologie, sur les airs chavirants des chanteurs Avaz Olimov et Yulduz Usmanova. «Vous devez bien redresser vos doigts à la verticale, même un peu en arrière. Votre main doit s’épanouir comme une fleur», m’invite Farida. Un autre geste caractéris­tique de cette danse pudique? Le coude levé à la hauteur du visage et la tête tournée de côté, le regard baissé. «La danseuse exprime alors la discrétion, le flirt en douce, mais elle peut aussi jeter les bras brusquemen­t vers la terre pour dire sa déception.»

Danse douce et légère

Nous explorons la danse Tanovar, issue de l’école Fergana. «C’est un standard chez nous, si bien que chaque chanteur le réinterprè­te à sa manière en y mettant ses paroles. Dans cette danse, il est question d’une jeune fille qui arrive à un rendez-vous galant, le coeur battant, mais qui devient triste, car son amoureux ne se montre pas. Elle manifeste son dépit et puis, petit à petit, reprend confiance.» Alors, il y a ce très beau moment où la danseuse se déplace de côté avec des petits pas en ciseaux et ouvre large les bras, la tête en arrière. «Est-ce qu’on peut parler de jouissance?» Farida rit. «Nous, on dit plutôt que l’espoir est revenu!»

En plus de l’école Fergana, l’Ouzbékista­n compte deux autres styles de danse traditionn­elle. L’école Khorasm qui propose un répertoire dit «chamanique» basé sur les quatre éléments et la nature. Et l’école Boukhara, dont la gestuelle très rythmée est inspirée par l’Iran et l’Azerbaïdja­n. «Je ne pratique que la Fergana et la Khorasm, pas la Boukhara, détaille Farida. Mais j’aimerais aussi me former à la danse ouïgoure d’où vient mon grand-père, car c’est une danse très douce et très légère.» La jeune femme se lève et montre, à coups de bras papillons et de tours sur elle-même, le subtil vocabulair­e de cette dernière.

Sa maman comme modèle

Comment Farida est-elle devenue danseuse? «En Ouzbékista­n, les femmes ne sortent pas dans les bars ou les discothèqu­es, mais dansent chez elles dès que la télévision joue de la musique. Depuis toute petite, ma maman m’appelait chaque fois qu’il y avait un air à la télé et, lorsqu’on dansait, elle s’amusait à crier mon nom en disant que le pays entier connaîtrai­t mon talent! A G’allaorol, ma ville d’origine qui est située entre Samarcande et Tachkent, j’ai suivi pendant cinq ans une école de danse et de musique – je joue aussi du dutar, une guitare à deux cordes. Après mon bac, je suis venue à Genève étudier l’architectu­re, car j’ai un peu perdu la foi, mais, à la mort de ma maman, j’ai compris que si je voulais me rapprocher d’elle,

«Votre tunique est associée à la danse Sharob, la danse du vin, qui est à la fois ivresse et chagrin»

FARIDA KURBANOVA, DANSEUSE

je devais danser. Chaque fois que je danse, elle est là!»

Avec ses immenses nattes noires et ses yeux en amande, Farida ressemble à une poupée. On le lui dit, elle rit: «Oui, une poupée qui prend du poids! La nature m’a faite gourmande!» A propos de nature, comment se danse le Khorasm, le style chamanique évoqué plus haut? Est-ce que c’est une danse plus terrienne que la Fergana? «Non, avec la Khorasm, on célèbre beaucoup le ciel, les oiseaux, l’eau, le feu», répond Farida.

Elle se lève et fait trembler ses épaules, les bras ouverts. «Là, c’est l’eau d’une fontaine qui jaillit.» Elle lance ses pieds à la charleston, de chaque côté de son corps, et dessine des vagues avec les bras: «Là, je raconte les oiseaux.» Lorsque les doigts s’agitent devant son visage, Farida explique qu’elle «mime le feu». Puis elle dresse ses bras au-dessus de sa tête qu’elle incline en arrière, les yeux clos. «Là, c’est le ciel qui parle!»

Danse de la résistance?

Dans la cour des ateliers d’ethnomusic­ologie où se trouvent deux figuiers, le dépaysemen­t est total. «Vous voyagez bien avec nous, n’est-ce pas?» s’amusent les deux jeunes femmes. Combien y a-t-il de ressortiss­ants ouzbeks en Suisse romande? «Je dirais 200», hasarde Farida. «Savezvous que l’ouzbek est la plus belle des langues turques?» renchérit la jeune danseuse. «Comme on est à la croisée de l’Europe, de l’Asie et de l’Inde, on a une culture très riche. J’ai d’ailleurs ouvert une associatio­n qui s’appelle Atlas et qui transmet le patrimoine de l’Asie centrale. La langue, la cuisine, les vêtements, la musique et tout ce qui fait battre notre coeur.»

Est-ce qu’il y a une danse ouzbèke plus politique? Vu la manière dont le pays a été successive­ment occupé par les grands empires environnan­ts, comme les Turcs, les Perses, les Mongols et, bien sûr, les Russes, puis l’URSS pendant le XXe siècle, les Ouzbékista­ns ont-ils développé une danse de la résistance? «Non, pas que je sache. On a toujours suivi les diktats du moment. Nous, les femmes, on a été voilées quand les Arabes nous ont envahis, puis dévoilées quand l’URSS l’a exigé. Et maintenant, sous le pouvoir autoritair­e et musulman qui prévaut depuis 1991, on est à nouveau semi-voilées… C’est peut-être pour ça que notre danse est ailée et légère. Elle regarde vers le ciel qui, lui, n’a pas de frontières.» ■

Initiation à la danse ouzbèke, samedi 14 mai à Lausanne (Casona Latina, 15h30) et dimanche 15 à Genève (ADEM Maraîchers, 17h).

La Fête de la danse, jusqu’au 15 mai dans 26 villes suisses.

 ?? (GENÈVE, 9 MAI 2022/ DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) ?? Rano Zaynieva (à gauche) et Farida Kurbanova (au premier plan). Entre les deux: notre journalist­e.
(GENÈVE, 9 MAI 2022/ DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) Rano Zaynieva (à gauche) et Farida Kurbanova (au premier plan). Entre les deux: notre journalist­e.
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