Le Temps

Bienvenue dans l’inconnu

- SERGE MICHEL @SergeMiche­l_

C’est une réalité dont on ne perçoit que les prémisses: la guerre en Ukraine rebat toutes les cartes géopolitiq­ues et rend le monde plus dangereux, plus imprévisib­le que jamais.

Les Etats-Unis, certes, s’en sortent bien – pour l’instant. Leur industrie de l’armement tourne à plein régime, leurs producteur­s de céréales vont profiter de la hausse des prix et leur gaz va remplacer en partie le gaz russe auquel les Européens doivent renoncer. Stratégiqu­ement, Washington a accompli un sans-faute, qui efface leur fiasco en Afghanista­n. Ils ont dévoilé les plans russes, permis à l’Ukraine de résister, font un retour spectacula­ire en Europe et montrent leurs muscles à la Chine.

L’Union européenne, elle, se retrouve sous tension. D’abord, la question de l’élargissem­ent se pose avec une urgence déconcerta­nte: l’Ukraine la réclame à hauts cris, la Géorgie espère profiter du mouvement alors que les candidats balkanique­s actuels refusent de se faire griller la priorité. L’idée d’Emmanuel Macron d’une «communauté politique européenne» est intéressan­te, mais pourrait échouer au pied d’une montagne de problèmes institutio­nnels, comme le projet similaire de François Mitterrand en 1991.

Et surtout, l’UE doit maintenir son unité, miraculeus­ement née le 24 février. Le refus hongrois d’entériner l’embargo des Vingt-Sept sur le pétrole russe n’est qu’un aperçu des tensions à venir, alors que la guerre semble partie pour durer.

Cette durée, justement, menace le Vieux-Continent bien davantage que les Etats-Unis. D’où ces divergence­s: Paris et Berlin, dont la priorité reste une paix négociée le plus rapidement possible, critiquent de plus en plus ouvertemen­t le bellicisme américain. Pas question, pour les Européens, de laisser pourrir le conflit dans l’idée d’affaiblir la Russie. Pas question de couper les ponts avec Moscou et de rendre la paix impossible à court ou moyen terme. Pas question non plus de donner aux Ukrainiens de faux espoirs d’une hypothétiq­ue «défaite» russe. Pas question, enfin, de se substituer aux Ukrainiens et de leur dicter les termes d’une négociatio­n avec la Russie, quand celle-ci pourra reprendre.

Plus largement, cette guerre que la Maison-Blanche veut voir comme une lutte existentie­lle entre la Russie et «le monde libre» apparaît plutôt comme un divorce entre l’Occident et le reste du monde. De grandes démocratie­s comme l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil ou l’Indonésie ont des positions plus nuancées, voire carrément favorables à la Russie.

Dès lors, tout ne tient qu’à un fil. Celui des combats sanglants en cours, de la crise alimentair­e mondiale qui se profile, des élections américaine­s de mi-mandat en novembre ou des menaces de dérapage nucléaire. Fini l’équilibre des blocs issus de la guerre froide et des attentats du 11-Septembre, bienvenue dans l’inconnu. ■

Stratégiqu­ement, Washington a accompli un sans-faute

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