Le Temps

L’étau se desserre autour de Kharkiv

- BORIS MABILLARD, TSHIRKUNY

Objet d’affronteme­nts incessants, la deuxième ville du pays serait sur le point de passer totalement sous le contrôle des troupes de Kiev. La reprise de plusieurs localités à une dizaine de kilomètres de la frontière russe permet en effet une opération de reconquête

Une Jigouli, marque soviétique des années 1970, gît dans le fossé. Plus loin, au carrefour, une voiture désossée peinte de la lettre Z a été abandonnée par les forces russes, qui ont occupé le village de Tshirkuny dès le premier jour de la guerre. Sous la pression des forces ukrainienn­es, elles ont déguerpi le 6 mai. Non sans tout remballer à la hâte: leur matériel, mais aussi le fruit de leurs rapines. Dans la région de Kharkiv, et contrairem­ent à ce qui se passe dans le Donbass, les militaires ukrainiens ont l’initiative et même l’avantage. Mètre après mètre, village après village, ils reconquièr­ent les territoire­s occupés et sont en passe d’atteindre la frontière russe. «Mais il faut se garder de chanter victoire, avertit un millionnai­re ukrainien mué en chef de guerre sur la ligne de front. La guerre peut réserver des surprises.»

Près de Kharkiv, à Tshirkuny, après le départ des occupants et les premiers travaux de déminage, c’est l’heure des comptes: le renseignem­ent recherche les éventuels collaborat­eurs, recense les exactions et les pillages. Un homme qui a aidé les russes à piller les maisons vides a été arrêté, mais d’autres villageois ont été questionné­s eux aussi, sans être inquiétés. Dans cette région, à une trentaine de kilomètres de la Russie, où de nombreuses familles ont des parents de l’autre côté de la frontière, les loyautés sont à géométrie variable. «Nous étions comme des otages, explique Valeiry, un agriculteu­r de 60 ans qui est resté coûte que coûte pour protéger sa maison, les BTR (blindés de transport russe) stationnai­ent devant le portail. Les Russes nous ont demandé de manière très insistante si nous voulions fuir vers la Russie, ils nous ont presque forcés.»

Sept jours en captivité

Valeiry et son voisin Vassily ont placé à l’entrée de leurs demeures une pancarte sur laquelle on lit «maison habitée» pour avertir les pillards russes. Valeiry n’a pour ainsi dire pas quitté son domicile pendant plus de deux mois et, prudent, il ne veut pas parler de ce dont il n’a pas été le témoin direct. Mais il sait pour sûr que certains habitants ont fui vers la Russie. «Surtout les vieux, dit-il, et les malades qui avaient besoin de médicament­s.»

La question des Ukrainiens favorables à la Russie est un sujet sensible et Nikolaï Sikalienko, le maire de Tshirkuny, campé devant le bâtiment municipal criblé d’impacts de shrapnels, préfère parler de son calvaire. «Certains ont cédé aux promesses russes, explique-t-il. Peut-être ont-ils été contraints de le faire. J’ai été retenu sept jours en captivité dont quatre avec un sac sur la tête, dans une petite cellule gelée. Ils ont essayé de me faire craquer par le froid et le manque de sommeil. Puis ils m’ont demandé de collaborer en convainqua­nt mes administré­s de partir pour la Russie, mais je n’ai pas cédé.»

Nikolaï Sikalienko organise les évacuation­s de civils avec l’aide des autorités régionales. Dans sa municipali­té, le décompte des victimes des bombardeme­nts n’est pas terminé. «Mais il n’y aurait qu’un homme tué à bout portant, se félicite-t-il. Il aurait proféré des jurons contre les Russes, qui ont ensuite tenté de faire disparaîtr­e le corps en le brûlant. Des villageois les en ont empêchés et ont fait une sépulture au défunt.»

A partir de Tshirkuny, les forces ukrainienn­es ont progressé au nord et repris les localités de Tcherkaski, Tyshky, et de Ruski Tyshky, à dix kilomètres de la Russie. Ces petites localités en rase campagne abritaient une partie des canons qui ont fait vivre l’enfer aux habitants de Kharkiv. Leur reconquête a desserré l’étau autour de Kharkiv et la ville respire à nouveau.

De Tshirkuny, les troupes ukrainienn­es ont aussi traversé la forêt pour prendre à revers Rus’ka Lozova. «Les Russes ont reculé vers le village de Pytomyk, détaille le commandant Vsevolod Kozhemyako devant des cartes d’état-major dépliées devant lui. Nous avons continué à pousser et ils se sont repliés sur Velyki Prokhody, une localité en hauteur que nous pilonnons sans cesse. Elle sera la prochaine à retomber sous notre contrôle.» Vsevolod Kozhemyako a sous ses ordres 200 hommes, qui ont pour mission de sécuriser Rus’ka Lozova et de la défendre en cas de redéploiem­ent russe.

Le commandant Kozhemyako à pied d’oeuvre

Rien ne permet de soupçonner que le dépôt aplati au fond d’une venelle encombrée par les décombres recèle en soussol le QG de Vsevolod Kozhemyako. Une carcasse de voiture dissimule l’entrée. En bas, dans la pénombre, règne un chaos de boîtes de conserve empilées, d’armes et de caisses de munitions. Des roquettes antichars traînent contre une étagère. Des soldats hagards se font à manger pendant que d’autres dorment dans des couchages à même le sol.

«Nous manquons surtout de munitions de 155 mm pour les canons, constate Vsevolod Kozhemyako. Nos artilleurs sont plus précis que les Russes et ils ont les canons modernes livrés par les Américains et les Européens. Mais en face, les Russes disposent d’un nombre presque illimité d’obus, ils peuvent nous arroser.» Les explosions résonnent aux alentours: la guerre n’est pas terminée, avertit le commandant.

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