Wanda Rutkiewicz, soif de l’altitude
En disparaissant à 49 ans sur le Kangchenjunga, la Polonaise a laissé derrière elle une carrière ancrée sur des convictions féministes. Si son comportement a suscité des jalousies, elle s’inscrit désormais parmi les légendes de l’alpinisme
Celles qui l’ont rencontrée se souviennent de sa silhouette fine, presque frêle. De ses mains tannées par le froid, de ses yeux noir profond et de son large sourire. Ceux qui l’ont côtoyée évoquent son caractère insaisissable, sa détermination, son indépendance d’esprit et son ambition sans limite.
Le dernier d’entre eux s’appelle Carlos Carsolio. Le 12 mai 1992, ce Mexicain redescend seul du Kangchenjunga (8586 mètres). Malgré la tempête qui s’abat sur le troisième plus haut sommet du monde, il n’a pas réussi à convaincre Wanda Rutkiewicz de le suivre. A 49 ans, c’est la troisième fois que la Polonaise tente d’atteindre la cime de cette montagne.
Six 8000 en dix-huit mois
Elle n’est pas en forme. Une infection pulmonaire l’affaiblit, elle est blessée à une jambe et elle peine à cacher la fatigue qui l’assaille. Mais elle a en tête un objectif dont elle ne démordra pas. Elle veut être la première femme à gravir les quatorze 8000. A cette époque, seuls le Tyrolien Reinhold Messner et le Polonais Jerzy Kukuczka sont parvenus à relever ce défi. Elle en a fait huit. Elle prévoit de grimper les six autres en dix-huit mois.
Quand Carlos Carsolio tourne les talons, Wanda Rutkiewicz est accroupie à 8300 mètres, dans un trou creusé dans la neige, sous un rocher. Sans tente, ni sac de couchage et encore moins de réchaud. Elle dit qu’elle se reposera et qu’elle atteindra le sommet le lendemain. Personne ne l’a jamais retrouvée. C’était il y a trente ans. En disparaissant dans le blizzard, la Polonaise laissait derrière elle une trace indélébile dans l’histoire de l’alpinisme, de son pays et du féminisme.
Née un 4 février 1943, elle vit ses premières années dans une Pologne anéantie par la guerre. Entre 1939 et 1945, 6 millions de Polonais sont assassinés. Les camps d’extermination allemands hantent le pays. Le père de Wanda, Zbigniew Blaszkiewicz, est ingénieur dans une usine d’armement. Sa mère, Maria Pietkun, fuit la réalité en déchiffrant des hiéroglyphes.
Un après-midi du printemps 1948, avec son frère et des amis, Wanda trouve une grenade abandonnée dans un fourré. Elle a 5 ans, ses camarades 7. Tous décident d’amorcer l’explosif, mais considérant que ce jeu ne convient pas aux filles, les garçons la repoussent. Elle part en pleurant, la bombe éclate. Tous sont tués sauf elle. Devenue aînée de la famille, c’est à elle que revient la tâche de s’occuper de ses frères et soeur tout comme des corvées domestiques.
L’accès à la liberté comme moteur
Certains verront dans cette enfance obscure l’explication des humeurs qui la caractériseront plus tard en montagne. Quand elle découvre ce milieu, elle a 18 ans et suit des études de mathématiques. Jusque-là, elle a pratiqué d’autres sport. L’athlétisme, le volley. Mais en grimpant sur une falaise du sud de la Pologne, elle sent qu’elle a trouvé sa place. Elle aime «l’exercice physique, l’air frais, la camaraderie et l’excitation», écrit-elle dans son journal. Et elle comprend que cette rencontre avec la verticalité marquera le restant de sa vie.
«Au milieu d’un pays ravagé par la guerre, Wanda Rutkiewicz avait découvert un paysage que les humains n’avaient pas encore détruit» BERNADETTE MCDONALD, AUTEURE DE «LIBRES COMME L’AIR»
L’escalade est vecteur de liberté. «Mais dans l’univers de Wanda, où la libre expression était muselée, ce sentiment a dû être plus intense encore, écrit Bernadette McDonald dans son ouvrage Libres comme l’air. Elle avait trouvé un environnement dans lequel sa force et son ambition pouvaient s’exprimer et, au milieu d’un pays ravagé par la guerre, elle avait découvert un paysage que les humains n’avaient pas encore détruit.»
C’est ce que la plupart des alpinistes polonais ressentent à cette époque. Entraînés dans le Tatras, puis dans le Pamir, ils arrivent sur le tard, assoiffés de sommets, dans le paysage de l’himalayisme et font des ascensions hivernales leur spécialité. Depuis qu’elle a participé à une ascension polonaise et soviétique au pic Lénine (7134 mètres), en 1970, Wanda Rutkiewicz sait que la haute altitude l’attire. Elle sait aussi que les lourdes expéditions et leur hiérarchie ne lui conviennent pas. Mais surtout que l’omniprésence des hommes en montagne ne permet pas aux femmes de s’exprimer.
Mieux s’exprimer entre femmes
Forte d’une expédition réussie au Trollryggen, en Norvège, effectuée entre femmes, elle se battra toute sa vie pour privilégier la présence féminine en altitude. Certains y verront une stratégie pour asseoir sa domination parmi des grimpeuses moins expérimentées, d’autres salueront cette volonté féministe.
Jamais elle ne fléchira. Première femme à réaliser une ascension hivernale de la face nord de l’Eiger, en 1973, elle organise et participe deux ans plus tard, à une expédition aux Gasherbrum au Pakistan avec des grimpeuses. En 1978, elle signe la première ascension féminine de la face nord du Cervin.
Mais lorsqu’elle atteint le sommet de l’Everest, la même année, c’en est trop pour ses congénères masculins. Troisième femme à parvenir sur le Toit du monde, elle est surtout la première personne polonaise à atteindre l’emblématique altitude de 8848 mètres. Ses compatriotes l’accusent de tirer la couverture à soi. D’autant plus qu’elle accède au plus haut point de la terre le jour de l’élection du pape JeanPaul II, Polonais lui aussi.
L’errance puis l’absence
Devenue star, Wanda Rutkiewicz, de nature timide, s’endurcit. En montagne, on l’accuse d’être intransigeante, obtuse. On dit qu’elle use de ses charmes, qu’elle est opportuniste. Son statut crée des jalousies et ses positions féministes irritent. Après l’Everest, elle se perd. Célèbre mais seule, elle erre dans la course automobile puis dans la politique. Elle se ressaisit en repartant en altitude. Première femme à gravir le K2 en 1986 lors d’une année meurtrière sur la montagne, elle enchaîne ensuite. Makalu, Annapurna, Shishapangma…
Au Gasherbrum II, en 1989, elle voit son amoureux disparaître dans les abîmes. «Plus rien ne me retient, alors maintenant je vais réaliser mes plans jusqu’au bout», dira-t-elle à une amie. L’alpiniste se sait condamnée par sa passion. Sur terre, elle avait ses détracteurs, dans l’au-delà, ils forment sa famille. Celle de passionnés qui façonnent l’histoire en côtoyant les cieux. ■