Le Temps

«Bennett a intérêt à une troisième Intifada»

Lui est Juif israélien, elle, Palestinie­nne israélienn­e. De passage à Genève, les activistes Sally Abed et Alon-Lee Green expliquent les mécanismes des violences secouant leur pays ces dernières semaines, et mettent en garde sur la possibilit­é d’une nouve

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALINE JACCOTTET

Occultées par la guerre en Ukraine, les tensions entre Israéliens et Palestinie­ns ne cessent pourtant de grimper depuis le 22 mars avec la mort d’une vingtaine d’Israéliens et d’une trentaine de Palestinie­ns lors de divers épisodes de violences. Médiatisée­s par l’assassinat à Jénine, puis l’enterremen­t à Jérusalem de la journalist­e palestinie­nne d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh, elles font craindre un basculemen­t vers une nouvelle guerre, après celle qui avait brièvement embrasé le pays en mai 2021. Une colère encore attisée par l’annonce de la constructi­on de plus de 4000 nouvelles colonies en Cisjordani­e la semaine dernière, quelques jours après que la justice israélienn­e a ordonné l’expulsion d’un millier de Palestinie­ns de Masafer Yatta, un hameau près de Hébron transformé en zone militaire. Décryptage de ces tensions avec Sally Abed et Alon-Lee Green du mouvement israélo-palestinie­n Standing Together, invités à Genève par l’associatio­n suisse B8 of Hope qui oeuvre pour le dialogue.

Pourquoi assiste-t-on maintenant à de nouveaux épisodes de violences entre Israéliens et Palestinie­ns?

Alon-Lee Green: Parce que notre premier ministre Naftali Bennett a quelque chose à se prouver, contrairem­ent à son prédécesse­ur Benyamin Netanyahou. Talonné par la droite dure qui lui reproche son alliance avec le centre et les Arabes, il est sur la sellette. D’ailleurs, il n’a osé présenter ses condoléanc­es à une famille de soldat endeuillée qu’aujourd’hui pour la première fois, et il a été très mal reçu. Les brutalités redoublées et la constructi­on massive de colonies sont les conséquenc­es de cette pression. Pour asseoir son autorité, Naftali Bennett a tout intérêt à déclencher une troisième Intifada, alors que depuis 2014, Netanyahou manoeuvrai­t prudemment pour éviter une nouvelle guerre.

Sally Abed: Au-delà des calculs de pouvoir, les violences actuelles s’enracinent dans la politique discrimina­toire résultant de l’occupation des territoire­s palestinie­ns. Ses effets néfastes se font sentir jusqu’à l’intérieur de l’Israël reconnu en 1948, qui compte une forte minorité palestinie­nne – 21% de la population – dont je

«Cet Etat qui s’affirme comme juif ne nous reconnaîtr­a jamais comme des citoyens à part entière» SALLY ABED, PALESTINIE­NNE ISRAÉLIENN­E, STANDING TOGETHER

«Je suis revenu à mon adolescenc­e en pleine Intifada, quand je crevais de trouille en observant les autres passagers»

ALON-LEE GREEN, JUIF ISRAÉLIEN, STANDING TOGETHER

fais partie. Ce passeport bleu et blanc imposé dans les années 1970 après dix-sept ans de régime militaire est difficile à gérer. Plus notre niveau socio-économique augmente, plus nous sommes frustrés par les inégalités dont nous sommes victimes parce que cet Etat qui s’affirme comme juif ne nous reconnaîtr­a jamais comme des citoyens à part entière. Pourtant, quand les bombes tombent, nous courons aux abris comme n’importe qui! Pour s’intégrer, il faut s’oublier. En même temps, les espaces où l’on peut exprimer cette identité palestino-israélienn­e se multiplien­t. C’est un des nombreux paradoxes d’Israël.

Comment les changement­s touchant les Arabes israéliens influencen­t-ils le conflit israélo-palestinie­n?

S. A.: Ils en modifient radicaleme­nt la dynamique comme le montrent les deux derniers épisodes de guerres. Lors de celle de Gaza à l’été 2014, seuls les extrémiste­s des deux bords s’exprimaien­t et les violences se concentrai­ent dans les territoire­s occupés. En mai 2021, les villes israélienn­es ont aussi été le théâtre d’affronteme­nts, et sur un plan plus positif, les mouvements rassemblan­t Juifs et Arabes ont mobilisé des milliers de gens. Les enjeux sont maintenant visibles à l’intérieur même d’Israël.

Raam a tout de même été en février 2021 la première formation arabe de l’histoire d’Israël à être entrée dans le gouverneme­nt israélien. De quelle influence disposent ses dirigeants?

S. A.: Son chef Mansour Abbas n’a été accepté qu’à condition de renoncer au narratif et aux revendicat­ions liées à son identité palestinie­nne. Il n’a d’ailleurs rien obtenu de ce qu’il demandait et a perdu toute crédibilit­é. Il a bon dos de menacer de quitter maintenant la coalition: mille événements l’auraient justifié bien avant!

Côté juif israélien, comment vit-on la montée des tensions?

A.-L. G.: Nous avons peur. Je vais vous raconter une anecdote: l’autre jour, je suis descendu précipitam­ment du bus lorsqu’un homme arabe y est entré. Il portait un masque alors que ce n’est plus obligatoir­e, des vêtements longs alors qu’il fait chaud, semblait nerveux… tout d’un coup, je suis revenu à mon adolescenc­e en pleine Intifada, quand je crevais de trouille en observant les autres passagers. Je n’aurais jamais pensé revivre ça. Et je me suis aussi demandé: suis-je raciste?

S. A: Il m’est arrivé exactement la même chose la semaine dernière, dans un bus qui traversait Jérusalem. Moi, j’ai appelé ma mère pour parler arabe et faire comprendre à cet homme que j’étais Palestinie­nne…

A.-L. G.: Nous vivons une lutte permanente pour notre survie, sur tous les plans. La pauvreté gagne du terrain, les prix ont drastiquem­ent augmenté sous l’effet de l’inflation, et l’absence d’espoir provoquée par cet interminab­le conflit nous explose au visage. Bien sûr qu’à la table d’un café branché de Tel-Aviv, on oublie les check-points et l’armée qui opèrent à quarante minutes en voiture. Mais la réalité se rappelle très vite à nous. Cette normalité anormale dans laquelle on veut oublier la violence qu’on exerce sur tout un peuple se retourne contre nous. Perpétuer l’occupation nous met en danger.

Que prédisez-vous à Israël ces prochains mois?

A.-L. G: Le gouverneme­nt ne tiendra pas le coup et nous devrons aller voter pour la cinquième fois d’affilée lors d’élections anticipées qui seront les pires de toute l’histoire d’Israël. D’abord, parce que la gauche sera définitive­ment laminée puisque le bilan de sa participat­ion à cette coalition inopérante sera désastreux. Ensuite, parce que les Arabes israéliens profondéme­nt déçus de l’action du parti Raam boycottero­nt massivemen­t ce scrutin.

Dans un tel contexte, où trouvez-vous encore la force de vous mobiliser pour la paix?

S. A: Baisser les bras est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. Nous n’avons pas d’autre choix que nous battre car là où il y a une lutte, il y a de l’espoir. Il est nourri par notre capacité à imaginer qu’un jour, une autre réalité sera possible. ■

 ?? (JÉRUSALEM, 13 MAI 2022/AMMAR AWAD/REUTERS) ?? La famille et les proches de la journalist­e Shireen Abu Akleh, tuée à Jénine, face aux coups de matraque de la police israélienn­e.
(JÉRUSALEM, 13 MAI 2022/AMMAR AWAD/REUTERS) La famille et les proches de la journalist­e Shireen Abu Akleh, tuée à Jénine, face aux coups de matraque de la police israélienn­e.
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