Les Français et le travail, un amour déçu
Pourquoi la durée du travail est-elle une question si sensible en France? Pourquoi les Français sont-ils opposés si frontalement à un alignement de l’âge de la retraite avec leurs voisins? Nous sommes allés à la rencontre des plus remontés. Et avons interrogé des experts pour aller au-delà des clichés
«J’ai malheureusement dû voter Marine Le Pen. Je l’ai fait uniquement pour mon fils. Je ne veux pas qu’il aille bosser jusqu’à 65 ans.» Alain, magasinier à la SNCF pendant toute sa carrière, est retraité depuis trois ans. Comme lui, de nombreux électeurs du Rassemblement national m’ont dit être davantage convaincus par les propositions sociales du parti que par ses positions identitaires. Dans l’entre-deux-tour de la présidentielle française, l’âge de la retraite est effectivement devenu le sujet le plus explosif de cette année électorale. La question qui fâche dans un pays où les colères ne demandent qu’à être rallumées. Près de 77% des Français estiment qu’Emmanuel Macron devrait retirer son projet reportant l’âge de départ à 65 ans. A tel point que cette mesure a été la première sur laquelle le président en campagne a ouvert la porte à des compromis. L’âge légal passerait finalement de 62 à 64 ans d’ici à la fin de son second mandat avec une «clause de revoyure» pour la suite.
«Qu’il vienne travailler une ou deux semaines avec moi!» lance Carlos, coordinateur des Gilets jaunes au rond-point des Vaches, en banlieue de Rouen, où nous avons rencontré la plupart de nos témoins pour cette enquête. Employé dans une entreprise d’installation de climatisation, il insiste sur la pénibilité de nombreux métiers: «On a des boulots très lourds, fatigants. Je ne me vois pas monter les escaliers à 65 ans avec des appareils de 100 kg sur le dos. J’ai mal partout. J’ai commencé à travailler quand j’avais 15 ans. Depuis là, ma vie, c’est boulot-maison-dodo-factures et je n’ai pas un sou pour m’amuser. Mon ras-le-bol vient de là, c’est pour ça que je suis ici.»
Aujourd’hui, c’est toujours sur cette mesure de son programme qu’on attaque Emmanuel Macron, qui se bat désormais pour conserver sa majorité parlementaire aux élections législatives de juin. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon l’ont bien compris en insistant plus que tout sur leur vision sociale et sur leurs scénarios d’assouplissement du départ à la retraite. Les mélenchonistes n’en finissent plus de vanter leur retour strict à 60 ans, en promettant qu’en cas de victoire, ils reviendront sur les réformes de Nicolas Sarkozy. Pire, la question freine des personnalités plus modérées, cibles prioritaires du président réélu, qui veut élargir sa base sur la gauche. Comme la présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Valérie Rabault, qui affirme avoir refusé le poste de cheffe du gouvernement pour cette raison. La mission s’annonce lourde pour la nouvelle première ministre, Elisabeth Borne, justement choisie, entre autres, pour ses compétences sur ce dossier.
L’économiste libéral JeanMarc Daniel, professeur émérite à l’Ecole supérieure de commerce de Paris, affirme pourtant que, pour continuer à financer ses déficits auprès la Banque centrale européenne, la France doit s’aligner sur les pays de la zone euro: «La dernière nation qui avait un âge légal de départ si bas, c’était la Slovaquie. La France veut montrer qu’elle ne s’isole pas de la zone euro alors qu’elle est en situation de non-respect des engagements budgétaires imposés par les traités.» Le seul moyen de donner le change serait donc d’augmenter la «quantité de travail disponible dans le pays».
Mais pourquoi la durée du travail est-elle une question si sensible en France? Pourquoi la population est-elle si fortement opposée à un alignement sur les pays voisins?
Les Français ont fait une forme de choix, selon Jean-Marc Daniel, qui cite un article de l’économiste américain Paul Krugman: «Celui d’avoir un niveau de vie inférieur à celui de la Californie par exemple, en échange de loisirs et de temps libre.» Or cette équation ne tient plus. Car les Français réclament aussi du pouvoir d’achat, on l’a vu avec les Gilets jaunes. «Les deux sont incompatibles, c’est pour ça que les autorités veulent faire comprendre qu’il faut augmenter le temps de travail. Une urgence que l’on retrouvait derrière le «travailler plus pour gagner plus» de Nicolas Sarkozy et les tentatives de supprimer certains jours fériés ou de revenir sur les 35 heures, ce qui aurait l’avantage d’augmenter le travail des jeunes plutôt que celui des travailleurs entre 62 et 65 ans.» Mais ce genre de mesure a du mal à passer. La semaine prochaine, les conducteurs de bus parisiens prévoient par exemple une grève massive face à l’obligation de travailler plus de… 32 heures par semaine.
Selon l’enquête «Parlons retraites» de la CFDT, le plus grand syndicat français, plutôt modéré, 57% des 120 000 répondants estimaient que «la retraite est enfin la vraie vie», et la même proportion d’entre eux pensaient pouvoir être heureux sans travailler. Et ce, même s’ils aiment leur métier. «C’est assez culturel, nous explique Jean-Marc Daniel. Les revendications des syndicats portent souvent sur le temps de travail et les partis de gauche ont systématiquement considéré qu’ils devaient le diminuer» via les congés payés, l’horaire hebdomadaire ou l’âge de la retraite. Sergio Rossi, professeur de macroéconomie à l’Université de Fribourg, confirme: «En Suisse, il y a cette éthique protestante qui veut que c’est par le travail qu’on peut s’intégrer et apporter au bien-être collectif. Cela a davantage de valeur sociale qu’en France. En Suisse, on culpabilise beaucoup ceux qui ne veulent pas travailler, en disant qu’ils vivent sur le dos des contribuables. En France comme en Italie, on a moins de problèmes à partir plus tôt à la retraite ou à alléger sa charge de travail.» Autre différence entre la Confédération et la République: «En France, avec l’Etat fort et centralisé, le chômage et le bien-être au travail sont généralement considérés comme des problèmes qui doivent être gérés par l’Etat, que l’on culpabilisera volontiers. La politique suisse, plus proche des gens, privilégie un règlement des problèmes au niveau local, voire individuel.»
«La dernière nation qui avait un âge légal de départ si bas, c’était la Slovaquie» JEAN-MARC DANIEL, ÉCONOMISTE
«En France, la vision des relations de travail est beaucoup plus syndicaliste» JEAN-PIERRE DANTHINE, ANCIEN VICE-DIRECTEUR DE LA BNS
Une culture différente, certes, mais le contexte n’aide pas non plus. L’ancien vice-directeur de la Banque nationale suisse, JeanPierre Danthine, aujourd’hui à la tête du centre Enterprise for Society (EPFL, UNIL, IMD), connaît très bien la France pour y avoir beaucoup travaillé, notamment en présidant l’Ecole d’économie de Paris. A la suite des économistes français Yann Algan et Pierre Cahuc, il définit volontiers la France comme «une société de la défiance». Un état d’esprit qui pèse sur l’ambiance au travail. «L’envie de travailler plus ou moins longtemps dépend de l’intérêt de l’emploi, de la pénibilité mais aussi de l’ambiance de l’entreprise dans laquelle on travaille. Si la hiérarchie développe une culture qui favorise le plaisir de travailler, l’âge de départ est juste une question de choix de vie. Mais quand les relations sont plus conflictuelles, l’envie de rester sera moindre. On entend beaucoup que les cadres français qui viennent en Suisse imposent une vision hiérarchique mal acceptée.»
Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT chargé des retraites, estime aussi que «l’organisation du travail n’est pas assez participative en France.» Selon l’enquête «Parlons travail», qui avait précédé celle sur les retraites, 74% des répondants ressentaient le besoin de plus d’autonomie, 34% avaient l’impression d’être des machines. Résultat: quand ils ne sont pas d’accord avec ce que leur impose leur chef, 88% choisissent d’en faire le moins possible. Jean-Marc Daniel fait également ce constat: «On accuse souvent le patronat français d’être très autoritaire et de ne pas avoir compris qu’il faut associer les salariés, contrairement aux Allemands, qui sont portés sur la cogestion. La sélection des dirigeants se fait moins par le mérite et davantage sur les études. Si vous n’avez pas fait HEC ou Polytechnique, vous n’avez aucune chance de diriger une grande entreprise, alors qu’en Allemagne, on peut commencer apprenti et finir PDG.»
Ce plafond de verre provoque bien des déceptions. Pour Jean-Pierre Danthine, «l’élitisme dans la formation, le système des grandes écoles et les concours font qu’on s’attend à avoir un statut proportionnel à ses diplômes». Et les réseaux comptent plus qu’ailleurs pour accéder aux meilleurs emplois, ce qui fait qu’il n’est pas rare d’expérimenter la précarité même après de longues études. Par contraste, en Suisse, ce qui compte, c’est «ce qu’on produit», selon lui.
En revanche, le succès du statut d’autoentrepreneur montre que «lorsqu’on laisse de la liberté aux Français, ils sont heureux de se créer des responsabilités», constate Jean-Marc Daniel. Une tendance confirmée par la pandémie selon lui: «Jamais autant de microentreprises n’ont été créées que ces derniers mois.» Guenaelle, une bibliothécaire de 51 ans, rencontrée en Normandie, illustre bien ce sentiment: «Je suis pressée de quitter mon emploi, nous dit-elle. Pas à cause du travail en lui-même, car je suis privilégiée, mais je suis lasse du contexte dans lequel je travaille, notamment à la suite du covid et à ce qu’on nous a imposé. Ça a été traumatisant, je l’ai vécu comme une trahison des missions de la fonction publique que je pensais servir: travailler pour l’ensemble de la population. Je veux rester dans le milieu culturel mais travailler à mon compte, me donnera une plus grande liberté. Pour nous, les Français, c’est important d’avoir l’impression de pouvoir choisir.»
Un monde du travail très hiérarchisé et un pays très attaché à la liberté: pour Jean-Marc Daniel, ce paradoxe s’explique par le fait que l’industrie française n’est pas née sur la base de l’artisanat mais a immédiatement été structurée par l’Etat avec des grands groupes et des décisions venues d’en haut. «C’est l’héritage de Napoléon puis de la IIIe République. La dimension militaire du régime très nationalisé avec une organisation calée sur celle d’une armée puissante. C’est pour cela que la France est un pays de grandes entreprises très hiérarchisées alors que le pays manque d’un réseau de PME.»
Un marché du travail fermé et traumatisé
Jean-Pierre Danthine ajoute une autre observation, née de son expérience à l’Ecole d’économie de Paris. «La vision des relations de travail est beaucoup plus syndicaliste. Par exemple, le monde universitaire suisse permet des relations plus informelles et moins revendicatrices.» Tout cela conduirait donc à des relations tendues, qui n’incitent pas à vouloir travailler deux années de plus. «La France est le pays développé où les relations de travail sont les plus hostiles», écrit le psychologue du travail Yves Clot pour illustrer cette citation de l’économiste Thomas Philippon: «Les travailleurs français veulent travailler et les entrepreneurs français veulent entreprendre. Mais ils ne parviennent pas à le faire ensemble.»
Cette situation est aggravée par des années de chômage élevé et de peur de perdre son emploi; 7,2% de la population active étaient au chômage en France en décembre 2021 contre 4,4% en Suisse, selon le mode de calcul du BIT. Voilà qui a un fort impact sur l’envie de continuer. «Les personnes anxieuses au travail sont aussi inquiètes de tout ce qui touche à la retraite. Elles auront une forte sensibilité aux mesures en la matière», explique Frédéric Sève, de la CFDT. «Les Français aiment leur emploi à 70%, selon notre enquête, continue-t-il, mais ils ont beaucoup d’attentes. C’est souvent un amour déçu, à cause de la pression, notamment. Il est moins facile de s’épanouir sous la menace de la précarité.»
Quand l’économie va bien et que le marché fonctionne comme en Suisse, les chances de retrouver un emploi rapidement sont élevées. «Cela allège les tensions, affirme Jean-Pierre Danthine. Les licenciements sont beaucoup plus faciles en Suisse, on pourrait croire que ça crée du stress, mais en fait ça implique aussi qu’il est plus facile de créer un emploi, ce qui donne un taux de chômage plus bas. Les conditions objectives sont très importantes dans l’envie de travailler. De même, une entreprise dont la survie n’est pas remise en cause pourra mieux traiter ses employés, les rémunérer généreusement, leur offrir des congés parentaux, bref, mettre en place un contexte qui favorise un climat constructif.»
Une question de sens et d’art de vivre
Mais ce n’est pas tout. Derrière toutes ces attentes déçues, il y a aussi la question du sens du travail et encore plus largement, celle du sens de la vie. «Les Français veulent des loisirs pour pouvoir se cultiver, c’est une forme d’art de vivre.» Pour décrire la conception hexagonale de l’existence, Jean-Marc Daniel s’appuie sur le compte rendu comparatif du philosophe anglais David Hume, rédigé quand il travaillait pour l’ambassade parisienne du Royaume-Uni au XVIIIe siècle. «Pour lui, tout peuple se réalise dans une forme d’adversité. Les Anglais sont obligés de travailler pour lutter contre la nature, le climat, alors que les Français ont un cadre de vie tellement agréable que l’adversité n’y est pas spontanée: seul l’Etat peut générer l’adversité nécessaire pour les mettre au travail.» Pour Frédéric Sève, de la CFDT, si on a affaire à «une France peut-être un peu trop idéaliste», les Français ont besoin que le travail revête un sens particulièrement fort.
Dans Le Travail à coeur, Yves Clot écrit que «les Français sont, à la fois, ceux qui accordent le plus d’importance au travail et ceux qui souhaitent le plus voir la place du travail réduite dans leur vie». Cette activité occupe «une place démesurée dans la vie sociale française», constate-t-il, et, en cherchant à s’y réaliser et à y «satisfaire les aspirations nées des autres domaines de la vie», les Français lui «réclament» plus qu’elle ne peut donner. Les deux mots clés qui illustrent cette relation sont «accomplissement» et «fierté». «Les valeurs françaises opposent le travail vil au travail noble, qui échappe à la logique du marché pour s’appuyer sur une logique interne, celle de l’honneur du métier.»
Nos témoins rencontrés en Normandie le confirment. Pour Sylvie, rédactrice juridique à la caisse primaire de la sécurité sociale, «travailler est un devoir mais c’est aussi donner un sens à sa vie. Sinon on est des robots: cela n’a pas d’intérêt. A mes enfants, je dis: «Faites quelque chose qui vous plaît, qui vous donne du plaisir et le sentiment d’être utile». Deux ont trouvé leur voie, la troisième a essayé plusieurs domaines sans jamais trouver ce qui lui permettrait de se dire: «Je vais travailler là jusqu’à 65 ans.» Pour Guenaelle, l’instauration du pass sanitaire remettait en cause le sens de son métier. «Trier les gens à l’entrée, c’était inconcevable pour moi. Je ne m’y retrouvais pas. Obéir, et obéir seulement, est une forme de servitude qui force les gens à mal faire leur travail.» Cyrille, son compagnon formateur en logistique fraîchement retraité, explique quant à lui que cette perte de sens s’aggrave avec le temps dans la plupart des entreprises françaises. Et il en a connu plusieurs: «Jusqu’en 2010, j’étais fier et content de travailler, je prenais du plaisir et j’avais la reconnaissance de mes employeurs. Puis les méthodes américaines se sont imposées, on ne parlait plus que de rendement, je me suis senti harcelé. Avant, on était autonomes, maintenant il faut rentrer dans des cases, chronométrer ses pauses, tout le monde est formaté. Comment voulez-vous ne pas avoir envie de partir le plus vite possible?»
Catherine Perret, chargée du dossier des retraites à la CGT, deuxième syndicat français, abonde dans ce sens: «Nous travaillons sur la reconquête du travail car si le taux de Français qui disent «pas question de rester plus longtemps» est aussi élevé, c’est parce qu’il y a une usure mais aussi une perte de sens. Les Français sont très attachés à leur métier mais les bouleversements de l’organisation du travail provoquent une souffrance. On le voit nettement dans certains métiers dans lesquels la fierté d’appartenir à une entreprise s’est perdue, notamment à cause de la forte mobilité et de la précarité. On limite les travailleurs à des exécutions de processus pensés en amont, même s’ils savent que ça ne fonctionne pas. Cela porte atteinte à la reconnaissance du métier et au plaisir du travail bien fait.»
Sylvie fait le même constat: «Entre le début de ma carrière et maintenant, l’ambiance a complètement changé. A la Sécu, on parlait de patients, maintenant on parle de clients. J’ai longtemps aimé ce que je faisais, mais ces dernières années, il n’y a plus de reconnaissance.» Avant de quitter son travail à la SNCF, Alain a, lui aussi, très mal supporté «la pression mise par les jeunes avec leurs nouvelles méthodes» et la disparition du respect des anciens. Il a constaté une montée de l’individualisme et une disparition de l’entraide des débuts de sa carrière. «Quand un collègue n’avait pas fini à la fin de la journée, on l’aidait pour qu’il puisse repartir sur autre chose le lendemain. Ça, ça n’existe plus. C’est cette solidarité que j’aime ici même si je ne suis pas 100% Gilet jaune», dit-il sur le rond-point des Vaches, en banlieue de Rouen. Carlos, le coordinateur, affirme lui aussi que l’ambiance a changé depuis quelques années sur les chantiers. «On rigole beaucoup moins et c’est sûr que ça donne moins envie d’aller travailler.» Selon l’enquête de la CFDT, «la volonté de partir plus tôt à la retraite passe de 22% en moyenne à plus de 30% chez ceux qui ne rigolent jamais au travail, qui ont fait plus de vingt ans de temps partiel, ou qui veulent en finir avec un travail qui ne leur apporte plus rien».
7,2% de la population active étaient au chômage en France en décembre 2021 contre 4,4% en Suisse
Le paradoxe français: un monde du travail très hiérarchisé et un pays très attaché à la liberté