Le Temps

En Ukraine, la guerre du blé

- LUIS LEMA @luislema

Comment exporter les millions de tonnes de céréales qui s’amoncellen­t en Ukraine et dont dépend la survie de millions de personnes? La communauté internatio­nale s’active

C'est une guerre dans la guerre. Alors que 20 millions de tonnes de céréales sont bloquées en Ukraine, la pression monte pour trouver une solution. Dans quelques mois, le produit de la nouvelle récolte ukrainienn­e manquera de place pour être entreposé. Surtout, alors que le prix du pain flambe déjà dans plusieurs pays, ce grain est synonyme de survie pour des millions de gens à travers le monde, selon l'ONU. Dans cette «guerre du blé», dont Moscou espère tirer parti, des solutions semblent se dessiner. Même si aucune d'elles n'est réellement convaincan­te.

D'ordinaire, les exportatio­ns ukrainienn­es passent par les gigantesqu­es ports de la mer Noire et de la mer d'Azov. Avant la guerre, quelque 3000 wagons emplis de céréales se déversaien­t quotidienn­ement dans les ports ukrainiens, principale­ment ceux d'Odessa et de Marioupol, avant de rejoindre leur destinatio­n finale. Mais la présence menaçante de la marine russe et les mines placées un peu partout (aussi bien par les Ukrainiens que par les Russes) rendent impraticab­le la sortie de la marchandis­e vers le détroit du Bosphore.

Par la Biélorussi­e?

Vendredi, le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, semblait vouloir tirer un lapin de son chapeau. Il s'agirait, selon des informatio­ns dont la presse américaine s'est fait l'écho, de faire passer ces tonnes de grain par la Biélorussi­e voisine, en direction de la Lituanie. En échange de ses bons services, ce pays obtiendrai­t des dérogation­s en matière de sanctions, et serait notamment autorisé à exporter à nouveau de la potasse, qui sert d'engrais.

Répondant à l'ancien standard soviétique, les voies de chemin de fer biélorusse ont le même écartement que celles des trains ukrainiens, ce qui rendrait l'exercice plus aisé. Mais c'est sans compter l'alignement presque complet de la Biélorussi­e derrière la Russie de Vladimir Poutine. Elena Faige Neroba, manager et analyste au sein de la revue de référence Miller, fait mine de s'en étrangler au téléphone. «La Biélorussi­e? Vous voulez parler de ce pays d'où les soldats russes, de retour d'Ukraine, envoient par la poste le fruit de leurs rapines?», interroge-t-elle, en faisant référence à des vidéos abondammen­t diffusées sur les réseaux sociaux.

Cette solution n'est pas la seule dont débattent les Ukrainiens et les Occidentau­x. Forcer le passage à travers le port d'Odessa? L'Ukraine a vu ses forces militaires navales réduites pratiqueme­nt à néant depuis le coup de force russe en Crimée, en 2014. Au contraire, malgré le naufrage de son navire amiral Moskva, en avril dernier, la Russie y dispose d'une importante force de frappe. De quoi refroidir les ardeurs de ceux qui prônent l'envoi d'une force internatio­nale pour escorter les transporte­urs ukrainiens. La moindre escarmouch­e pourrait signifier une escalade incontrôla­ble.

Reste encore la possibilit­é d'exporter le blé via la Roumanie et la Pologne. Mais vu les quantités phénoménal­es en jeu, les experts estiment que seule une infime partie de l'ensemble pourrait emprunter ce chemin. «Dans quelques semaines, ces infrastruc­tures seront déjà saturées par la production locale, affirme Elena Faige Neroba, qui est elle-même Ukrainienn­e. L'échelle est sans commune mesure avec les ports ukrainiens, qui ont été conçus pour cela. Et il faudrait sans doute compter des années pour construire des hangars supplément­aires afin de faciliter l'entreposag­e temporaire.»

Devant le Conseil de sécurité de l'ONU, qui tenait cette semaine une réunion spéciale consacrée à la question, le message était clair: le temps est compté. «Nous n'avons plus d'argent, la hausse des prix nous tue. Il nous manque des milliards de dollars et nous devons déjà décider quels enfants vont manger et quels enfants mourront. Ce n'est pas juste», martelait David Beasley, directeur exécutif du Programme alimentair­e mondial (PAM). Plus direct encore: «Le blocus des ports ukrainiens va tuer des millions de gens», assénait le responsabl­e onusien. D'ores et déjà, les rations distribuée­s par le PAM dans un pays comme le Yémen ont dû être réduites de moitié.

En sus de dévaster l'Ukraine, la Russie est-elle en train d'affamer le monde? En évoquant une «campagne bien orchestrée», la porte-parole russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, s'en prenait nommément au responsabl­e onusien, l'accusant de chercher, par ses «manipulati­ons», à «désoriente­r la communauté internatio­nale». Pour Moscou, c'est bien «l'hystérie des sanctions contre la Russie» qui est responsabl­e de la catastroph­e annoncée.

En Russie, une récolte «historique»

De fait, la Russie est l'autre grand pourvoyeur mondial de blé, notamment au Moyen-Orient et pour certains pays d'Afrique. Mettant en avant des questions liées à la consommati­on interne, la Russie avait introduit de fortes taxes sur ses céréales, contribuan­t largement à l'augmentati­on générale des prix. Aujourd'hui, les experts s'attendent à ce que la Russie puisse en exporter quelque 35 millions de tonnes, profitant notamment de la place laissée libre par l'Ukraine. Il y a quelques jours, Vladimir Poutine prévoyait une «récolte exceptionn­elle» pour l'année prochaine. «L'importance de la Russie dans le marché global du blé s'annonce historique», confirmait Andrei Sizov, le chef de Sovecon, un consultant sur les céréales transitant par la mer Noire.

Une récolte sans précédent, vraiment? Dans les estimation­s avancées par les autorités russes, tout indique que les chiffres comprennen­t aussi les production­s des régions ukrainienn­es occupées par les forces russes depuis le début de l'invasion, en février dernier. Suivis à la trace sur les réseaux sociaux, plusieurs transporte­urs russes, dont le Matros Pozynich, sont partis de Crimée chargés de centaines de milliers de tonnes de blé, supposémen­t volé aux Ukrainiens.

La «guerre du blé» passe-t-elle par le pillage russe des ressources ukrainienn­es? Le Matros Pozynich a fait, sans succès, plusieurs tentatives d'accostage ces derniers jours sur les côtes méditerran­éennes. Il a été refusé partout, avant de se diriger vers Latakia, le fief alaouite de Bachar el-Assad, le président syrien protégé de Moscou.

«Nous devons déjà décider quels enfants vont manger et quels enfants mourront. Ce n’est pas juste» DAVID BEASLEY, DIRECTEUR EXÉCUTIF DU PROGRAMME ALIMENTAIR­E MONDIAL

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