En Russie, la peur en héritage
«Tu t’imagines? Toi et moi sommes à une manif contre la guerre et contre Poutine, je tiens une pancarte et je ne suis pas arrêtée. Je sais que nous ne sommes pas en Russie, mais la peur est toujours là.» Cette phrase m’a été dite par l’une des protagonistes de mon documentaire sur l’émigration russe anti-guerre. Au début de mars, je filmais des exilés qui avaient quitté la Russie à cause de la guerre. Nous étions en Turquie, qui n’est pas non plus le pays le plus libre du monde. Mais pour les Russes, qui hier encore tremblaient alors qu’ils étaient poussés dans des voitures de police, étaient interrogés et emprisonnés ou recevaient des amendes pour être sortis avec un morceau de papier sur lequel était écrit «Non à la guerre», Istanbul semblait être la ville la plus libre du monde.
Nous avons quitté la Russie, sauf pour la peur que nous avons apportée avec nous.
Plusieurs personnes m’ont raconté avoir eu des sueurs froides, le matin, lorsque quelqu’un frappait à la porte d’à côté, pensant qu’il s’agissait d’une intervention de la police… La peur n’est pas un sentiment rationnel, la peur est la peur. Elle détruit de l’intérieur.
Les gens me demandent souvent pourquoi on en est arrivé là, comment nous avons tous laissé cela se produire. Je me le demande tous les jours. Cela fait presque 90 jours maintenant. Je n’ai pas de réponse. Mais je peux vous parler un peu de la Russie. De la peur qui existe. Mais pour comprendre un peu la nature et l’ampleur de cette peur, il faut commencer non pas à partir du 24 février 2022, mais bien avant.
En 2018, j’ai réalisé un reportage pour Le Figaro magazine sur les camps staliniens à l’occasion du centenaire d’Alexandre Soljenitsyne. Je me suis rendue à Kolyma, dans l’un des pires camps du monde, Butugychag. Les prisonniers, y compris les prisonniers politiques, extrayaient à mains nues l’uranium destiné aux bombes atomiques soviétiques. Je ne décrirai pas maintenant cet enfer sur terre, où en hiver la température descendait à -60°C, où le vent soufflait même les pierres, où les prisonniers dormaient sur des couchettes de 30 centimètres de large, où ils mouraient de froid et de faim par milliers. A l’époque, cela m’a semblé être l’une des images les plus puissantes et les plus terrifiantes de ma vie. Mais…
Au cours du même voyage, j’ai rencontré l’une des dernières survivantes de Butugychag, Anna Portnova. Elle doit avoir 98 ans maintenant.
En 1946, juste après la fin de la Grande Guerre patriotique, Anna, 22 ans, a été arrêtée pour avoir prétendument nourri les bandéristes [ultranationalistes ukrainiens ayant collaboré avec l’Allemagne nazie]. La jeune femme a été condamnée à 15 ans de camp et envoyée à Kolyma, dans ce terrible Butugychag. Elle m’a parlé de la faim, du froid et de la peur, de la façon dont elle et d’autres femmes devaient abattre des arbres, de la façon dont les gardes les battaient… Elle m’a dit que lorsque Staline est mort, elles n’ont même pas eu la force de se réjouir. Anna a été libérée en 1956. Pour ses proches, elle était morte – à l’époque soviétique, être parent d’un «ennemi du peuple» était effrayant. Alors Anna est restée vivre à Kolyma.
«Ma fille, s’il te plaît, n’écris rien qui puisse faire de moi une «ennemie du peuple» à nouveau, j’ai peur», m’a demandé Anna d’une voix tremblante lorsque nous nous quittions. Ses yeux d’un bleu délavé mais toujours paradisiaque se sont remplis de larmes.
A ce moment-là, j’ai compris que c’était la pire chose que j’avais jamais vue. Une peur qui dure toute la vie. La peur et la certitude que vous pouvez aller en prison pour n’importe quoi. Sans raison. Juste comme ça. Sans droit à un avocat, sans communication avec les proches, sans droit à la correspondance. L’histoire d’Anna Portnova est celle de millions de personnes. Plus d’un million de Russes sont passés par les seuls camps de la Kolyma. Le nombre total de personnes ayant subi la répression en URSS est inconnu, les archives sont toujours classées. Il y a des estimations, entre 4 et 15 millions. Mais peu importe le nombre de personnes ayant survécu au goulag, le pays entier vivait dans la peur du goulag, et cette peur n’a pas disparu. L’URSS s’est effondrée, le Rideau de fer est tombé, mais la peur et le sentiment d’insécurité sont restés. Ils ont été transmis par les parents aux enfants et aux petits-enfants.
Je ne saurais dire exactement quand cette peur, comme un anneau d’omnipotence, a acquis une nouvelle puissance. Ces vingt dernières années, le gouvernement russe a intensifié la répression. Il a emprisonné des activistes, des journalistes, des militants écologistes… La liste des prisonniers politiques s’est allongée de jour en jour. De nouvelles lois ont été adoptées, rendant de plus en plus facile l’emprisonnement des gens. Après chaque rassemblement, il y a eu des centaines d’arrestations, des dizaines d’affaires pénales, des perquisitions et des détentions. Nous commencions à nous y habituer.
Le pays s’est remis à la délation. Je me souviens du sentiment d’anxiété poisseuse qui se manifestait à la vue d’un policier. Vous n’êtes coupable de rien. Vous n’avez rien fait, mais le simple fait de voir un policier vous angoisse et vous donne envie de vous dépêcher de partir. Nous sommes habitués à cela, nous aussi.
Yegor Lesnykh, le personnage d’un des documentaires que j’ai réalisés, a été condamné à 3 ans de prison. Lors de l’un des rassemblements, Yegor a vu des policiers frapper un homme et une fille, qui criaient à l’aide. Il a tenté de s’interposer. La vidéo montre que le policier n’a pas été blessé, juste écarté. Les enquêteurs ont débarqué chez Yegor à 5h30 du matin. C’est l’heure habituelle des perquisitions et des arrestations, à l’époque de Staline comme celle de Poutine. Les agents se présentent souvent comme des voisins d’en bas, disant que de l’eau coule du plafond. Les personnes endormies les croient et ouvrent la porte.
L’année dernière, après les rassemblements de soutien à Alexeï Navalny, la police a multiplié les perquisitions et les arrestations. Elle a utilisé des caméras de surveillance pour identifier les personnes présentes aux rassemblements et est allée les chercher à leur domicile. Ces gens restaient assis chez eux et entendaient les bruits de pas dans la cage d’escalier. Ils se sont habitués à ça.
Ils sont aussi habitués au fait qu’ils peuvent être mis en prison pour un post sur les réseaux sociaux. Et nous sommes habitués au fait que l’agence de protection de l’enfance peut vous retirer votre enfant, voire faire de votre vie un enfer. Que vous pouvez être expulsé de l’université pour avoir participé à un rassemblement, ou vous faire licencier de votre travail. C’est la roulette russe, ça peut tirer ou pas. On s’y habitue. Mais s’y habituer ne signifie pas que vous cessez de ressentir de la peur. C’est juste que la peur devient la norme. Lorsque je dis à mes amis restés en Russie que la police est venue chez moi à Moscou deux fois en deux mois, ils me répondent: «Quel est le problème, c’est normal, ils sont juste venus pour parler. Maintenant, ils viennent chez tout le monde.» Et en effet, ils vont chez beaucoup de gens. Des gens qui autrefois criaient dans un rassemblement ou écrivaient des messages anti-guerre sur les réseaux sociaux. Et nous nous y habituons encore.
Nous nous habituons à ce que, le vendredi, les autorités annoncent de nouveaux «agents étrangers», à ce que des affaires pénales soient ouvertes pour avoir discrédité les troupes russes qui font la guerre en Ukraine et à ce que cela puisse mener jusqu’à 15 ans de prison. Il n’y a pratiquement personne pour écrire et parler des nouveaux prisonniers et des anciens, car tous les médias indépendants de Russie ont été fermés.
De plus, certaines personnes ont peur de communiquer avec ceux qui sont partis. Ils ne semblent pas encore avoir le statut d’«ennemi du peuple», mais la peur d’être identifié comme un parent ou un ami de cet ennemi est déjà là.
Malgré cette peur, il y a encore des gens en Russie qui font des piquets de grève solitaires ou qui écrivent «Non à la guerre» sur les murs. Il y a encore des journalistes qui, quoi qu’il arrive, continuent à faire leur travail. Et de plus en plus souvent, je pense à Anna Portnova, l’ancienne prisonnière du goulag qui n’avait pas la force de se réjouir de la mort de Staline, mais qui a porté sa peur toute sa vie. ■
Peu importe le nombre de personnes ayant survécu au goulag, le pays entier vivait dans la peur du goulag, et cette peur n’a pas disparu