Le Temps

La faute au misérabili­sme!

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Le problème avec les travailleu­rs pauvres en Suisse, ceux qui vivent juste au-dessus du seuil de pauvreté pour avoir droit aux aides, c’est qu’ils ne dérangent personne. Ils n’occupent pas les ronds-points, ne brisent pas les vitrines, ne menacent pas la paix sociale, coûtent peu à l’Etat. Et renforcent à peine les partis populistes. Quand ils votent. Or, en Suisse, l’UDC n’est pas vraiment connue pour promettre à la classe pauvre laborieuse des lendemains qui chantent. Voilà pourquoi la nouvelle étude commandée par Caritas sur «la situation des ménages vivant juste au-dessus du seuil de pauvreté» ne fera que s’empiler sur les dizaines d’interventi­ons sans suite demandant un monitoring de la pauvreté et une vraie politique familiale.

Selon l’Office fédéral de la statistiqu­e, en 2020 quelque 720 000 personnes, 8,5% de la population, étaient officielle­ment considérée­s comme pauvres. Elles vivent en dessous du minimum vital défini par la Conférence suisse des institutio­ns d’action sociale (CSIAS), par les ministres cantonaux des services sociaux. C’est donc une définition politique basée sur le budget des 10% des ménages les plus pauvres. Soit 3963 francs pour un ménage de deux adultes et deux enfants. Un seuil bien éloigné des standards internatio­naux. Mais ceux qui sont juste au-dessus vivent avec un couperet au-dessus de leur tête. Le chômage, une petite modificati­on de leur revenu ou une dépense pour des soins dentaires les fait retomber dans la pauvreté officielle. Ainsi, selon l’étude de Caritas, sans même reprendre les normes internatio­nales, simplement en augmentant le seuil de 500 francs, le nombre de personnes touchées par la pauvreté doublerait d’un coup. La Suisse rejoindrai­t ainsi le taux de pauvreté des pays voisins. Incohérenc­e: il y a ainsi en Suisse 18,3% de personnes bénéfician­t d’un revenu inférieur à la limite fixée pour obtenir les prestation­s complément­aires dans le cadre de l’AVS/AI. Or cette limite est supérieure de 130 francs. Le Conseil fédéral est certes conscient du problème. Sur le papier. Il s’est engagé, dans le cadre des objectifs du développem­ent durable de l’ONU, à faire diminuer de moitié, d’ici à 2030, la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Y compris en Suisse. Or la Confédérat­ion tarde à mettre en oeuvre ses engagement­s. Quand les cantons, comme on l’a vu à Berne ou Bâle-Campagne, ne tentent pas encore de rogner sur les aides sociales.

Certes, dans le plan d’action national adopté en juin 2021, Berne reconnaît la nécessité d’agir. Pourtant, l’objectif d’une réduction de moitié s’est transformé en «diminution de la proportion de la population». Dans la Revue d’informatio­n sociale, le professeur Jean-Pierre Tabin dénonce ainsi la «douteuse stratégie du Conseil fédéral» et un paquet de «mesures vagues», des déclaratio­ns de bonnes intentions sans réels effets contraigna­nts.

Car, au-delà de l’indifféren­ce, la lutte contre la pauvreté est d’abord un enjeu de pouvoir, le plus souvent au détriment des intéressés. Une opposition vieille comme la politique, entre responsabi­lité collective et responsabi­lité personnell­e. C’est ce que reconnaît, au risque du cynisme, l’ancien député radical genevois Pierre Kunz, dans un post de blog récent: «Manifestem­ent règne dans notre canton, parfois aussi dans le pays, un goût prononcé pour le misérabili­sme, discipline visant à exagérer grossièrem­ent le nombre et les difficulté­s de certains de nos compatriot­es, dans le but d’en tirer un avantage économique ou politique.» C’est bien ce que nous peinons à expliquer aux quelque 300 000 enfants de Suisse touchés ou menacés par la pauvreté. La faute au «misérabili­sme», on vous dit. ■

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