Le football, entre 7e art et blockbuster
Il est arrivé au football ce qui est arrivé au cinéma. L’évolution de ce sport en industrie a transformé les stades en multiplexes, les spectateurs en consommateurs, les buteurs en stars, le Ballon d’or en Oscar. En réaction, une culture indépendante s’est affirmée
Les principaux Championnats européens de football s'achèvent dimanche, alors que le Festival de Cannes s'est ouvert jeudi. Quelques jours à peine de chevauchement pour deux évènements qui se ressemblent de plus en plus depuis une dizaine d'années. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer l'arrivée des joueurs – au hasard du PSG – avant un match: ils portent un costume, surtout pas de sac de sport, saluent les fans qui crient leur nom et posent ou non devant les objectifs puisque tout cela est photographié et filmé. Les vestiaires de football étant en soussol, il ne manque que la montée des marches.
Le parallèle entre le football et le cinéma va bien plus loin que quelques clichés glamours. Il repose sur des mutations de nature, qui ont eu des conséquences profondes sur l'organisation et la compréhension du plus populaire des sports, élevé par certains au rang d'art. Il est arrivé ces dernières années à l'amateur de football ce qui est arrivé à l'amateur de cinéma quelques décennies plus tôt: le passage d'un artisanat à une production de masse, d'une culture à un secteur de l'industrie du loisir et du divertissement.
Cette mutation fut d'abord géographique: le stade, comme les petites salles de quartier, a quitté les zones urbaines pour la périphérie. Il est devenu un centre de la consommation, une sorte de multiplexe proposant quantité d'activités, des places assises et des repose-gobelets fixés aux sièges. A Genève comme à Bâle, Zurich ou Berne, le nouveau stade jouxte un centre commercial, un bowling, un cinéma. Au Qatar, on nous promet même la climatisation.
Real-Liverpool, un blockbuster
Le match de football, qui était une création d'un niveau incertain, est devenu un spectacle, souvent standardisé par l'uniformisation des pelouses et la formation (formatage?) des joueurs. Les très grandes affiches du printemps portent tous les attributs des blockbusters de l'été: beaucoup de stars au générique (de la Ligue des champions, l'équivalent du lion de la MGM) et des actions à profusion parce que le jeu ne supporte plus les temps morts.
Durant 90 minutes (la durée d'un film avec, comme au cinéma, une tentation récente d'ajouter des minutes supplémentaires), on enchaîne les situations de but avec, parfois, une absence de préliminaires et des incohérences scénaristiques que le journaliste Didier Roustan a récemment comparées sur la chaîne L'Equipe à «du cinéma porno», reprenant un concept développé par Le Temps.
L'acteur principal de ce football-là est la star, c'est-à-dire souvent le buteur. Les générations précédentes lui préféraient souvent l'organisateur (Pelé, Beckenbauer, Cruyff, Platini, Maradona, Zidane), que les Italiens appellent regista (régisseur). Le buteur est désormais le seul héros, celui sur lequel des producteurs (directeurs sportifs) peuvent monter des projets, confié à un entraîneur qui n'est souvent qu'un exécutant.
La starification du joueur a fait du Ballon d'or l'Oscar du football. Non qu'il ne le fût pas déjà en termes de consécration, mais il est désormais un enjeu commercial pour lequel on fait campagne, on adapte sa manière de jouer, on choisit son rôle. Mieux vaut interpréter un handicapé pour obtenir un Oscar; mieux vaut tirer les pénaltys pour recevoir le Ballon d'or.
Marginalisation et intellectualisme
Le football a organisé l'inaccessibilité des joueurs, fermant les terrains d'entraînement, organisant sa propre communication, contrôlant celle concédée lors de quelques interviews négociées, où la mise en scène selon les codes de la fausse intimité (fond noir, plans de coupe, chaises de bar) masque la vacuité du propos. Autour, s'agite un essaim d'agents et de communicants. Singeant un de leurs tics de langage, la Ligue 1 de football s'est surnommée il y a quelques années «la ligue des talents».
Observant cette évolution, Vincent Duluc a récemment comparé une partie de son travail à celui d'un critique d'un cinéma. «Il y a beaucoup de matchs où tu arrives, tu regardes et tu donnes ton avis, qui doit être tranché parce que l'époque réclame d'asséner une opinion. On juge un produit fini, alors qu'on n'a plus tous les éléments pour le faire», explique la plume de L’Equipe, par ailleurs auteur l'an dernier d'un livre sur la romance de Carole Lombard et Clark Gable (Carole & Clark). Un autre journaliste français, Jérôme Latta, souvent en avance sur la compréhension des enjeux, a créé il y a une vingtaine d'années Les Cahiers du football, une revue à la référence assumée.
Les amateurs de football s'adaptent différemment à ces mutations. Les plus extrêmes se distinguent schématiquement en deux catégories. Il y a d'abord ceux qui applaudissent d'une main, se goinfrent de l'autre, acceptent d'être traités en consommateurs
Le nouveau «regista», c’est l’entraîneur. Le match est bien plus sa production que celle des joueurs