«J’aime rêver le théâtre dans toutes les langues»
Un Tartuffe en Italie, où passent comme une caresse les voix de Lucio Dalla et Mina. Le metteur en scène français Jean Bellorini signe un «Tartufo» superbement croquant, à l’affiche des Amandiers de Nanterre. Le credo d’un Européen qui marquera l’automne
Un miracle à l’italienne. Tel est le cadeau du metteur en scène Jean Bellorini à Molière pour son 400e anniversaire. C’était l’autre soir au Théâtre national populaire de Villeurbanne (TNP), nef bondée comme pour une grand-messe. Tartuffe en soutane et à genoux sur une table de banquet digne de la sainte cène pose des pattes poisseuses de concupiscence sur la belle Elmire, l’épouse de son protecteur. Elle l’a tisonné, elle aussi sur la table, elle aussi en position de prière. Lui, c’est Federico Vanni, elle, Teresa Saponangelo. Ils jouent dans la langue de Fellini et ils sont irrésistibles.
Il s’enflamme, toute panse dehors. Elle savoure son tour: l’animal est piégé! Car sous la nappe, son mari Orgon entend tout. Il va savoir enfin qui est en vérité cette grenouille de bénitier. Cette scène est un petit chef-d’oeuvre de cocasserie méchante, de noirceur hilare, de catharsis cruelle. Elle a commencé sur un air de tango. Le chaloupé trompeur d’une félicité qui ne viendra pas.
Il Tartufo, le nouveau spectacle du directeur du TNP, Jean Bellorini, est à l’image de ce pas de deux: il surprend sans trahir Molière, il exalte sans céder à la facilité, il émeut sans sacrifier la férocité du trait. A l’affiche du Théâtre des Amandiers de Nanterre jusqu’au 27 mai, cette version de Tartuffe ne devrait pas faire halte dans l’immédiat en Suisse romande. Mais le public romand découvrira cet automne deux autres spectacles de Jean Bellorini,
Le Jeu des ombres de Valère Novarina au Théâtre de Carouge et Onéguine d’après Pouchkine au Théâtre Kléber-Méleau à Renens.
Jean Bellorini, 40 ans, sa chevelure romantique façon Beethoven, son front philosophique ont le charme de ce qui contrarie les modes. Son amour du texte, son goût des langues, son approche musicale des oeuvres distinguent cet Européen déclaré, qui, enfant, passait tous ses étés au Tessin chez sa grand-mère. Il raconte son Tartufo et ses rêves pour le TNP de Villeurbanne.
Pourquoi célébrer Molière dans la langue de Goldoni et avec les acteurs du Teatro di NapoliTeatro Nazionale?
Parce que le directeur de ce théâtre me l’a proposé! Et parce que j’ai rencontré le comédien Federico Vanni et que je l’ai imaginé dans le rôle de Tartuffe. J’aime l’italien, qui est la langue de mon enfance. Elle apporte à Molière une chaleur, un humour, une énergie qu’il n’a pas forcément en français.
Les comédiens ne ressemblent pas aux archétypes de leurs rôles. Valère, joué par Jules Garreau, seul comédien français de la distribution, est plutôt enveloppé, alors que traditionnellement il a un physique de jeune premier. Comment avez-vos choisi vos interprètes?
J’ai vu une trentaine d’acteurs et d’actrices. Je ne voulais pas de belles gueules, mais des tronches, des corps qui véhiculent une histoire. J’ai eu ce luxe de voir se présenter Teresa Saponangelo, qui tenait l’un des rôles principaux dans La Main de Dieu, le dernier film de Paolo Sorrentino, et qui incarne ici Elmire, Betti Pedrazzi, une figure immense en Italie qui joue la redoutable Madame Pernelle, sans oublier Gigio Alberti, qui avec sa barbe blanche d’intellectuel, sa maigreur et sa haute taille donne une allure inattendue à Orgon. Il n’a rien d’une dupe en puissance! Quant à Jules Garreau, il a une bonhomie un peu gauche qui change la perception qu’on a du couple qu’il forme avec Marianne: ces deux tâtonnent dans le labyrinthe du désir.
Qu’est-ce que ce «Tartufo» doit à Naples?
J’ai voulu que l’exempt du roi, celui qui vient arrêter Tartuffe à la fin, soit présent d’entrée de jeu, mais sur une croix, comme un Christ, vêtu d’un manteau orange de camelot roublard. Cette vision, c’est Naples, cette ville où le christianisme pullule, avec ses effigies de saints, ses autels, ses Christ de bazar.
Avez-vous une vision précise du spectacle quand vous attaquez les répétitions?
Non. Je ne sais jamais où je vais. Je n’ai que deux certitudes: le décor que je conçois en amont et la lumière que je crée à la toute fin. L’essentiel, ce sont les comédiens et leur invention qui l’apportent. C’est ainsi qu’est née cette idée d’utiliser le proscenium comme le lieu où les protagonistes cherchent à tenir un discours de vérité, où ils se «détartuffient». C’est ce que fait Cléante, joué par Ruggero Dondi, quand il tente de détromper son beau-frère, Orgon.
Travaillez-vous toujours en musique, comme à l’époque où vous adaptiez «Les Frères Karamazov» de Dostoïevski, spectacle présenté au Théâtre de Carouge en 2016?
La plupart du temps, je suis au piano et j’improvise. C’est ma façon de parler aux acteurs, de les guider sans court-circuiter l’exigence intellectuelle. La musique soulève les coeurs, dit la metteuse en scène Ariane Mnouchkine. Pendant les répétitions d’Il Tartufo, je ne me suis pas mis au clavier. Mais je me suis concentré sur la musicalité du texte, sur la rime notamment que je voulais qu’on entende. Cela ne m’a pas empêché de plonger les interprètes dans un bain musical, Brahms d’abord.
Mais aussi Lucio Dalla, son merveilleux «Cosa sarà», ainsi que Mina, qui font danser la grande «famiglia» d’Orgon comme dans une discothèque napolitaine…
Je voulais que ces chanteurs soient présents, ils font partie de mon enfance. De même, je tenais à ce qu’il y ait La Cura, cette chanson culte de Franco Battiotti. J’aime ce moment où Orgon et Tartuffe dansent comme deux amoureux. C’est ma manière de fêter les 100 ans du TNP que le metteur en scène et comédien Roger Planchon a porté si haut dans les années 1970-1990. Son Tartuffe a fait date, notamment parce qu’il suggérait une attirance homosexuelle d’Orgon pour Tartuffe.
Quel est l’artiste qui vous inspire?
Le Britannique Peter Brook. J’ai vu son Qui est là?, réflexion en actes sur Hamlet, mais aussi son Costume, comédie sud-africaine sur les démons de la jalousie. A 14 ans, j’ai lu son livre L’Espace vide. Tout ce que j’aime y est: la quête d’un jeu au présent et sans filet. L’autre metteur en scène qui m’a marqué, c’est l’Italien Giorgio Strehler, décédé en 1997. J’ai vu des captations de ses spectacles. Il voulait qu’ils soient beaux comme des toiles de maître. J’aime qu’un spectacle soit rêvé jusqu’au bout. C’est la raison pour laquelle je fais toujours les lumières.
Quand avez-vous su que vous feriez du théâtre?
A 11 ans. Je jouais dans une troupe d’enfants à l’école et j’ai eu l’impression que, sur scène, je devenais l’auteur de ma vie. Je me mettais à nu et j’acquérais un pouvoir. Cette expérience n’est pas seulement formatrice, elle émancipe. Si je fais du théâtre, c’est pour que cette joie perdure. C’est pour cette raison qu’au TNP j’ai voulu qu’il y ait chaque année une troupe de jeunes, entre 12 et 20 ans. Pourquoi les collectivités publiques nous donneraient-elles de l’argent si ce n’est pas pour offrir ce tremplin à des ados? Les subventions publiques ne se justifient que si le théâtre modifie, et même bouleverse, la vie des hommes.
Quelle est votre ambition pour le TNP que vous dirigez depuis 2020?
J’aspire à ce qu’il soit le plus joyeux et le plus ouvert possible, même si l’institution est imposante. J’aimerais que le TNP de Villeurbanne renoue avec son ambition européenne. Nous devons raconter l’Europe dans toutes ses langues et ses sensibilités. C’est la raison de ce Il Tartufo. J’ai grandi à Paris, mais j’ai d’abord appris à écrire et à lire en italien. Je revendique mon appartenance européenne.
Quel est l’auteur qui vous a ouvert les yeux à l’adolescence?
Marcel Proust et A la recherche du temps perdu.
Je le lisais et c’était comme si ses fameuses paperolles, celles qu’ils collaient aux pages avec ses ajouts, s’ouvraient devant moi.
Qu’est-ce que mettre en scène, au fond?
C’est tomber amoureux de ses acteurs, les mettre en confiance pour que chaque soir, ils se surprennent sans savoir exactement ce qu’ils vont faire.
«Il Tartufo», Nanterre, Théâtre des Amandiers, jusqu’au 27 mai.
«A 11 ans, je jouais dans une troupe d’enfants à l’école et j’ai eu l’impression que, sur scène, je devenais l’auteur de ma vie. Si je fais du théâtre, c’est pour que cette joie perdure»