Les intellectuels face à la fureur guerrière
A quoi peuvent bien servir les intellectuels en période de guerre, lorsque le flux incessant des paroles donne la furieuse impression que tout a déjà été dit ou, pire, que leur effet de saturation désoriente encore un peu plus les esprits? En voici deux exemples, éloignés dans le temps, mais beaucoup moins pour les questions auxquelles ils se frottent.
Commençons par le plus ancien. Vers la fin de sa Vie de Voltaire (1789), véritable bréviaire des idéaux des Lumières, Condorcet se lance dans un soudain et vibrant plaidoyer en faveur de la guerre. Voilà ce qu’on ne s’attendrait pas à trouver sous la plume d’un mathématicien philosophe d’abord soucieux des progrès de la raison, gages de réformes pacifiques. C’est qu’il ne s’agit pas d’une guerre comme les autres, du moins à ses yeux et à ceux de Voltaire dont il prétend calquer fidèlement l’opinion. Russes et Turcs s’affrontent depuis deux ans pour le contrôle de la mer Noire. Catherine II souhaitait depuis longtemps expulser les seconds d’Europe, se présentant en paladine des populations chrétiennes. Or Condorcet y voit tout autre chose que le choc de deux empires: ce qui est d’abord en jeu, c’est la liberté de millions d’êtres humains qu’il faut arracher au despotisme, au nom des droits universels: «Que partout les hommes soient libres, que chaque pays jouisse des avantages que lui a donnés la nature; voilà ce que demande l’intérêt commun de tous les peuples.»
Une anti-guerre
Qu’importe l’injustice d’une déclaration de guerre que rien ne motive réellement, et qu’importe si l’on nuit aux intérêts de quelques commerçants. Condorcet est si emporté par son appel aux armes qu’il ne paraît pas songer un seul instant aux morts et aux dévastations qui s’ensuivront inévitablement. Non, son regard est déjà dirigé au-delà: «Ce n’est point la politique des princes, ce sont les lumières des peuples civilisés qui garantiront à jamais l’Europe des invasions; et plus la civilisation s’étendra sur la terre, plus on en verra disparaître la guerre et les conquêtes, comme l’esclavage et la misère.»
En d’autres termes, ce n’est pas ici une guerre comme les autres, pour la bonne raison que c’est une guerre de valeurs, donc abstraite et philosophique, dont on saute allègrement les détails sanglants afin d’en déduire sur-le-champ les conséquences positives. Une guerre pour la paix et la liberté, au fond, ce n’est pas vraiment une guerre, c’est même une anti-guerre. Laissons Condorcet à ses désillusions (les deux puissances signeront un traité en 1792, sans changements majeurs en Europe, sauf… l’annexion de la Crimée par la Russie) et revenons au moment contemporain.
Il n’a peut-être pas été accordé toute l’attention qu’elle mérite à l’intervention de Jürgen Habermas dans la Süddeutsche Zeitung du 29 avril dernier (traduction anglaise disponible sur War and Indignation. The West’s Red Line Dilemma | Reset DOC). Habermas n’est pas seulement l’un des esprits majeurs de notre temps, l’une des dernières grandes voix de la seconde moitié du XXe siècle. C’est aussi un témoin privilégié de l’histoire récente de l’Europe dont il a maintes fois embrassé la cause, philosophique et politique. Son avis mérite donc d’être écouté attentivement, à commencer par la prudence et l’embarras visible qui l’animent, à mille lieues des certitudes d’un Condorcet.
Conséquences incontrôlables
Habermas n’a ni l’ambition ni la prétention de dicter une ligne de conduite. Il se contente de clarifier les dilemmes où l’invasion de l’Ukraine a plongé les démocraties occidentales. Et c’est déjà beaucoup. Observant l’âpre débat à l’oeuvre dans son pays, il trace une nette démarcation entre les positions face au conflit. Les plus jeunes, entraînés par leur indignation morale, poussent à une ligne toujours plus dure à l’égard de Moscou. Les gens de sa génération, à l’inverse, tirent un double héritage de leur expérience directe de la guerre. Avant toute chose, la conscience de ses conséquences incontrôlables, à plus forte raison si le nucléaire est en jeu. Mais aussi la conviction qu’un conflit peut et doit se résoudre loin des armes. Habermas estime que l’Occident doit être conscient de la coexistence en son sein de ces deux positions, a priori aussi légitimes l’une que l’autre, au risque de ne plus se comprendre lui-même.
Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littérature, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophique.