Jacques Rancière et le sens de la politique
«Les Trente Inglorieuses» réunit les principales interventions du philosophe sur l’actualité, de 1991 à 2021, de l’invasion de l’Irak à la présidence Trump, des lois contre les sans-papiers au covid
Cela fait plus de quarante ans que Jacques Rancière compose patiemment, livre après livre, ce qui représente aujourd’hui l’une des oeuvres philosophiques les plus originales et les plus influentes de notre époque. S’il s’est fait remarquer pour ses incursions dans le domaine de l’esthétique ou de l’épistémologie des sciences humaines, c’est sur la politique que se concentrent les réflexions majeures d’un philosophe qui fut nourri de l’expérience de Mai 68. Saison exceptionnelle et contestée à partir de laquelle il s’est tracé un chemin singulier tant dans le domaine de la pensée que dans celui de l’engagement.
Ces deux visages de l’auteur traversent Les
Trente Inglorieuses, qui réunit ses principales interventions sur l’actualité au cours des trois dernières décennies, de 1991 à 2021, des premières lois contre les sans-papiers à l’irruption du covid, en passant par le foulard islamique, l’invasion de l’Irak ou encore la présidence Trump. Le volume qui en résulte est beaucoup plus qu’un simple assemblage de textes un peu secondaires au regard du cours principal de l’oeuvre, comme c’est souvent le cas avec ce genre d’exercice. On aurait même envie de dire que c’est ici l’exact contraire qui est vrai, tant ces Trente Inglorieuses ressemblent au fond à ce qui pourrait bien être le livre le plus important de Jacques Rancière.
Egalité des intelligences
Il dévoile un effet les tenants et aboutissants d’une réflexion sur le sens de la politique qui n’a jamais cessé de se nourrir d’une attention étroite à l’évolution du monde, et qui y laisse encore suspendu son dernier mot. Au fil des textes, on saisit éminemment ce qu’est l’exercice de la philosophie pour un auteur qui a toujours refusé l’étiquette d’intellectuel et qui place la notion d’égalité des intelligences au coeur de son travail: nul jargon, mais une pensée qui se meut et se construit au fil d’une écriture agile et exigeante, faisant de son accessibilité le gage de sa valeur.
Mais ce livre raconte surtout une histoire, la nôtre, en nous permettant de comprendre un peu mieux «les processus qui ont construit notre présent divisé». Rancière ne croit pas aux grands événements (le 11-Septembre, la pandémie, etc.) qui marqueraient un tournant radical. Ce qui ne l’empêche pas de fournir au passage une forte analyse des conséquences du 11-Septembre sur cette «puissance de surlégitimation» vers laquelle les Etats-Unis dérivent depuis la fin de la guerre froide. S’il se méfie de l’événementiel, Rancière croit par contre qu’il y a une logique à l’oeuvre dans l’histoire de ces 30 dernières années, qui s’enracine dans la fin du bloc soviétique et, avec elle, le naufrage définitif des idéologies émancipatrices.
L’époque inaugurée alors fut saluée comme le triomphe des démocraties et l’aube d’une ère nouvelle pour l’ensemble de la planète. Le philosophe y voit au contraire le début d’un étrécissement sournois des libertés au nom du consensus impérieux qui met les sociétés humaines sous le joug de l’économie. En occultant le besoin d’égalité qui est indissociable de la démocratie, n’est-ce pas le sens même de celle-ci qui s’en est trouvé profondément dévoyé? On a eu beau jeu de la réduire un peu hypocritement au régime représentatif, lui qui fut précisément inventé pour encadrer la volonté populaire. «Car, comme l’écrit Rancière à propos des Gilets jaunes, la démocratie n’est pas le choix majoritaire des individus. C’est l’action qui met en oeuvre la capacité de n’importe qui, la capacité de ceux qui n’ont aucune «compétence» pour gouverner.»
Vitalité démocratique
La démocratie est d’abord action, processus, et c’est bien sous cette forme que des mouvements hétéroclites ont voulu se réapproprier son usage au cours de l’ultime décennie, aux points les plus divers du globe, des Printemps arabes à Occupy Wall Street ou aux Gilets jaunes déjà cités. Or ces mouvements, du moins en Occident, étaient orphelins du tissu ouvrier et des habitudes de lutte qui avaient caractérisé leurs devanciers des deux siècles antérieurs. Privés ainsi d’un horizon d’émancipation clair, ils ont transformé la politique en un conflit de mondes antagoniques, celui de l’égalité et de l’inégalité, en formulant une exigence de consensus qui n’est pas sans refléter paradoxalement celle de l’adversaire.
Voilà qui éclaire l’apparition de la cancel
culture, que l’auteur n’a pas eu le temps de prendre en compte. Cela explique également pourquoi l’échec apparent de ces mouvements compte finalement moins, aux yeux de Rancière, que la vitalité démocratique qu’ils incarnent et perpétuent, comme à chaque fois dans un nouveau départ. Si «les commencements n’atteignent pas leurs fins» mais «restent en chemin», «cela signifie aussi qu’ils n’en finissent pas de recommencer». Jacques Rancière nous laisse donc sur cette question sans réponse: les décennies à venir sauront-elles retisser le fil rompu entre ces luttes et leurs fins, et peut-être leurs succès?
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