«Quelle ironie! Rien ne ressemble moins à New York que Niou Iork»
Au coeur du Donbass, la petite ville de Niou Iork périclite depuis des années. Ses habitants ne voient pas tous d’un bon oeil la présence des militaires ukrainiens venus les défendre
Niou Iork n’est pas sur la rivière Hudson, mais en Ukraine, le long de la ligne de front dans le Donbass. A Niou Iork, les positions ennemies ne sont qu’à 2 ou 3 kilomètres seulement. Mais les défenses fortifiées, les tranchées souterraines et les fossés parsemés de mines antipersonnel et hérissés de barbelés sont quasiment infranchissables. La démarcation n’a d’ailleurs pas bougé depuis 2014. Soldats ukrainiens et combattants pro-russes de la République autoproclamée de Donetsk (DNR) se sont durant huit ans regardés en grondant et en montrant des dents. Ce front gelé s’est soudainement réveillé le 24 février: désormais, on tire chaque jour de part et d’autre de la ligne. Il s’en est fallu de peu pour qu’en 2014 Niou
Iork ne passe sous le contrôle des séparatistes. Et personne ne sait quel camp les habitants choisiraient si on sollicitait leur avis. Mais devant l’usine de phénol fermée, Oleg, un mineur à la retraite, a un avis clair sur la question. «Je ne suis ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie, mais pour l’URSS.»
Une ville, deux noms
Anya, une jeune femme, passe en zigzaguant entre les nids-de-poule et les flaques sur un vieux vélo rouillé et sans changement de vitesse. Son petit frère la suit, sans éviter les flaques. «Il n’y a jamais eu grand-chose ici, dit-elle sans se plaindre, mais maintenant tout est vraiment fermé.» Le matin, Anya fait des tours à bicyclette pour tuer le temps. «L’après-midi, je m’enferme chez moi et j’attends», dit-elle dans un demi-sourire qui laisse entrevoir les trous et les chicots.
Sa ville, Anya ne l’appelle pas Niou Iork mais Novogorodskoïe, le nom soviétique officiel jusqu’à ce que les autorités décident, dans le cadre de la politique de «décommunisation» des toponymes dictée par Kiev en 2015, de rebaptiser la ville de son nom historique, celui qu’avaient choisi les premiers habitants, des mennonites allemands, au XVIII siècle. «Mes voisins sont partis, constate-t-elle, mais je ne sais pas où je pourrais aller». A 18 ans, Anya n’a jamais quitté le village, sauf pour la petite ville minière voisine de Toretsk où se trouvaient quelques magasins avant la guerre.
«Pas d’espoir avec les Ukrainiens»
Niou Iork périclite depuis plus de vingt ans et la guerre de 2014 a accéléré son isolement, le déclassement de sa population. Littéralement au bout de la route qui s’arrête à la frontière avec la DNR, Niou Iork souffre de son enclavement. Vladimir, ancien major de l’armée rouge puis gardien de prison, déplore l’impéritie de la classe politique ukrainienne. «Qu’ont fait les autorités? questionne-t-il, amer. En huit ans, même plus, en vingt ans, rien n’a changé ici sinon pour le pire. Il n’y a pas de distributeur de billets, pas de transports en commun, pas d’infrastructures ni de route en bon état.» Il y avait un peu moins de 5000 habitants avant la guerre, 600 sont restés.
«Niou Iork, la vilaine blague! Quelle ironie! Rien ne ressemble moins à New York que Niou Iork. C’est pour se moquer de ce trou que les autorités ont décidé de le renommer», tempête Vladimir. Il verrait bien sa ville annexée par la Russie. «Au moins, dit-il, il y aurait un petit espoir que les choses s’améliorent. Il n’y en a pas avec les Ukrainiens. La corruption est partout ici.» Olga Alexandrovna, une infirmière qui arbore des dents en or dans un sourire étincelant, partage ses critiques contre Kiev. «Mon fils de 35 ans, cheminot, se plaint-elle, n’a plus rien à faire et vit avec un salaire de misère. La police ne recule devant rien. Elle lui a même transmis son ordre de mobilisation dans la rue. Il n’ira pas.»L’armée ukrainienne, très présente à Niou Iork depuis 2014, ne peut que constater une certaine hostilité de la part de la population. «On n’est pas les bienvenus ici, constate Sergueï, militaire de carrière depuis vingt-quatre ans et qui sert dans la 30 brigade. Nous leur donnons des médicaments, nous nous montrons sympathiques, mais rien n’y fait, ils nous voient comme des banderistes.» Du nom de Stepan Bandera, un nationaliste de l’ouest de l’Ukraine décrié pour ses accointances avec l’Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale.
La chaîne de télévision nationale n’est pas accessible à Niou Iork, au contraire des chaînes russes. «Les habitants d’ici, déplore Sergueï, écoutent la propagande russe et y croient dur comme fer. Les mentalités dans l’est de l’Ukraine changent petit à petit, mais pas ici.» Olga l’infirmière souhaite la paix à n’importe quel prix. «Ici, dit-elle, personne ne veut se battre pour l’Ukraine. Je préfère une mauvaise paix à une bonne guerre.»
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