Le Temps

L’exil au fil des jours, en attendant le retour

Apprendre le français, trouver un appartemen­t et un travail: deux mois après leur arrivée en Suisse, Nataliya et Polina – qui a fui les bombes avec ses trois enfants – affrontent de multiples défis

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Dans le petit appartemen­t de la Jonction où cohabitent trois adultes et six enfants, l'adrénaline des premiers jours est retombée. En Ukraine, les bombardeme­nts continuent et le nombre de morts s'égrène inexorable­ment sur les sites d'informatio­n. Autour de la table, Polina et Nataliya, que Le Temps avait rencontrée­s le 10 mars dernier, ont le même regard grave. Une tristesse latente, que la tisane d'argousier et les friandises en pâte de fruits ne parviennen­t pas à égayer.

Voilà plus de deux mois que les deux femmes ont fui la guerre et trouvé refuge à Genève. Habitante de Kiev, Polina, 38 ans, s'est installée avec ses trois enfants chez sa belle-soeur Nadia qui, comme la dernière fois, fait office d'hôtesse et de traductric­e. A ses côtés Nataliya, sexagénair­e originaire d'Odessa, vit elle aussi toujours chez sa fille, Lidiya, quelques pâtés de maison plus loin. Détentrice­s du permis S qu'elles ont reçu courant avril, les deux femmes racontent leur nouvelle vie à Genève.

La douleur de l’absence

Après l'urgence des premiers jours, les procédures administra­tives, les vérificati­ons avec le vétérinair­e cantonal qui a inspecté les documents de ses animaux de compagnie, Polina se retrouve confrontée au vide. Pour recréer un semblant de normalité, pour ne pas trop penser, elle s'occupe, prépare les repas, se rend aux cours de français dispensés par Caritas, multiplie les recherches d'emploi et les visites d'appartemen­ts. «Si je ne fais rien j'ai l'impression de tourner en rond», souffle-t-elle.

Scolarisés à l'école du quartier, ses deux plus jeunes enfants se sont fait des amis et sont souvent invités à des goûters d'anniversai­re. «Ma fille aînée de 13 ans a elle aussi fait de gros progrès en français et aimerait bientôt quitter la classe d'accueil», sourit Polina avec fierté, soulignant que si certains réfugiés n'envoient pas leurs enfants à l'école en espérant que la guerre finisse vite, elle a au contraire décidé de profiter de cette «opportunit­é».

Pour la jeune logopédist­e, l'absence de son mari militaire, mobilisé dans la capitale, se fait de plus en plus douloureus­e. «Je l'appelle plusieurs fois par jour, il passe sa vie dans les sous-sols et ne sort que la nuit pour effectuer des rondes», raconte Polina, dont l'inquiétude grandit chaque fois que la sonnerie s'éternise. Une angoisse qui la tenaille et se transforme en douleurs qu'elle calme grâce aux médicament­s. Si la famille espère rentrer le plus vite possible en Ukraine, ce n'est pas à l'ordre du jour. «Mon mari dit que c'est trop dangereux, si une nouvelle attaque a lieu, on n'aura peut-être pas la chance de fuir une deuxième fois.»

Le deuil à distance

De son côté, Nataliya s'est inscrite à des cours de badminton pour personnes âgées et a pu visiter Vevey, Montreux, grâce à l'offre de transports publics gratuits qui dure a priori jusqu'à la fin du mois de mai. Elle multiplie elle aussi les leçons privées de français pour être libre. «Pour l'instant, elle a encore peur de sortir seule, car elle ne peut pas se débrouille­r avec la langue», confie sa fille Lidiya qui bataille pour lui trouver un appartemen­t. «Elle dort toujours sur un sofa dans la cuisine, ce qui n'est pas idéal vu son âge.»

Au-delà de l'exil, Nataliya doit faire le deuil de sa mère de 95 ans, décédée il y a deux semaines. «Après avoir été transférée en voiture de Mykolaïv à Odessa, son état s'est dégradé, elle a été admise deux fois aux soins intensifs», raconte Lidiya, les larmes aux yeux. «Elle avait survécu à l'Holodomor, à la Deuxième Guerre mondiale, je n'aurai jamais cru qu'elle partirait ainsi, sans qu'on puisse lui dire au revoir», souffle Nataliya.

Compte tenu du danger, la famille restée sur place a renoncé à organiser un enterremen­t et a incinéré le corps. «Heureuseme­nt, car, le jour même, des tirs de roquettes sont tombés tout près du cimetière», précise Lidiya, pour qui l'enjeu est désormais d'évacuer une tante de 73 ans via la Roumanie. «Tous les jours, on prend des nouvelles de nos proches, on envoie de l'argent, j'essaye même d'acheter une voiture pour les militaires, elles ne durent pas très longtemps», confie-t-elle.

Derrière l'apparente banalité du quotidien, la guerre n'est jamais très loin. «Une nuit, mon fils s'est réveillé en panique et m'a demandé si la Russie pouvait aussi venir nous attaquer en Suisse», raconte Polina, qui a tenté de le rassurer. Près de trois mois après le début de l'invasion, une question continue de tarauder adultes comme enfants: pourquoi cette guerre?

Foi en l’avenir

De la Suisse, les deux femmes retiennent l'immense générosité. Celle d'une voisine qui les a invitées à dîner ou a préparé un gâteau pour Pâques, d'une autre qui a fait don d'un lot de médicament­s pour qu'ils soient envoyés en Ukraine. Difficile toutefois de lier des relations d'amitié sur la durée. «J'ai rencontré d'autres réfugiés durant les cours de français, mais on n'a eu que de brèves conversati­ons», raconte Polina. Au fil du temps, l'attention pour le conflit faiblit. Nataliya et Polina n'en sont pas amères. «Je comprends que les gens s'en désintéres­sent peu à peu, le quotidien reprend le dessus, chacun a ses problèmes à gérer, c'est humain», confient-elles.

«Une nuit, mon fils s’est réveillé en panique et m’a demandé si la Russie pouvait venir nous attaquer aussi en Suisse» POLINA, 38 ANS

Reste la conviction profonde d'une victoire. «Les Russes ont cru que s'emparer de l'Ukraine serait un jeu d'enfant, mais nos soldats ne se laissent pas faire, on ne peut pas imaginer perdre», lâchent les deux réfugiées, en choeur. La certitude de revoir leur pays, c'est ce qui les fait tenir. Avec une inconnue: dans combien de temps?

 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Originaire de Kiev, Polina, 38 ans, s’est installée avec ses trois enfants chez sa belle-soeur Nadia, dans un petit appartemen­t du quartier de la Jonction. Comme sa compatriot­e Nataliya, ci-dessous, il lui tarde de retrouver son pays.
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Originaire de Kiev, Polina, 38 ans, s’est installée avec ses trois enfants chez sa belle-soeur Nadia, dans un petit appartemen­t du quartier de la Jonction. Comme sa compatriot­e Nataliya, ci-dessous, il lui tarde de retrouver son pays.
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