Le Temps

Entre l’Europe et la Russie, fin de partie?

- MARCELA SALIVAROVA BIDEAU DRAMATURGE

En 1920, en pleine guerre civile russe entre les Rouges et les Blancs, Tomas Garrigue Masaryk, le président de la Tchécoslov­aquie, ce jeune Etat qui cherche sa place dans le grand concert des nations, octroie une bourse d’études aux 5000 jeunes Russes blancs exilés dans les Balkans. Prague deviendra ainsi, dans les années 1920, à côté de Sofia et Paris, l’un des principaux centres d’études de l’émigration russe.

Il y avait, parmi ces Russes blancs venus de Sofia, un personnage important, le prince Nicolas Troubetsko­ï, linguiste bien connu qui enseignera à la Faculté de philosophi­e de l’Université Charles IV. Il sera l’un des fondateurs de l’Ecole de phénoménol­ogie de Prague et l’un des principaux initiateur­s du mouvement eurasien. Qui étaient les Eurasiens? Des personnes qui cherchaien­t pour la Russie une troisième voie entre le communisme soviétique et l’Occident.

Dans la pensée eurasienne, la Russie n’avait RIEN à voir avec l’Europe. Cette Europe considérée comme dégénérée, affaiblie par ses droits de l’homme, regardera toujours la Russie comme une partie arriérée de l’Occident. Toutes les tentatives dans le passé d’ouvrir la Russie à l’Europe s’étaient révélées de grosses erreurs, à commencer par celle de Pierre le Grand qui, en édifiant sa nouvelle métropole, Saint-Pétersbour­g, tournait le dos à Moscou et son héritage mongol.

En décembre 1825, les Dékabriste­s (ou décembrist­es) avaient tenté un coup d’Etat armé contre le tsar afin de sortir la Russie de son arriératio­n asiatique, d’adopter une constituti­on à la Benjamin Franklin et d’abolir le servage… Une grosse erreur que les Dékabriste­s ont payée très cher.

Les bolcheviqu­es? Opposer à la force militaire et économique de l’Occident une forme russe équivalent­e? Implanter en Russie la vision du matérialis­me économique, des idéaux du communisme créés en Europe et pour l’Europe industrial­isée? Une erreur monstre. Pour les Eurasiens, la Russie avait besoin d’une forme forte de pouvoir. Les réformes devaient venir d’en haut. Du pouvoir autocratiq­ue.

Les quatre premiers numéros annuels de la Revue Eurasie paraissent à Prague, ensuite la revue sera éditée à Paris. Son directeur sera Sergueï Efron.

Comme le prince Troubetsko­ï, Sergueï Efron vient à Prague de Sofia. Jeune officier de l’Armée blanche, marié, père de deux filles, longtemps porté disparu, sa femme quittera la

Russie pour le rejoindre dès qu’on trouve ses traces à Prague. Elle s’appelle Marina Tsvetaeva, elle est poétesse, plus tard, la publicatio­n de sa correspond­ance avec Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke la rendra célèbre. Le couple vivra pendant quatre ans dans les environs de Prague, de la bourse d’études de Sergueï et de la bourse d’artiste de Marina. Marina se plaindra de sa vie plate, de bouillir «dans le chaudron du quotidien». Elle dira: «Quand on a d’autres ambitions que de ranger, s’occuper de la lessive et de la nourriture, on sent une frustratio­n, ça ronge, ça empoisonne la vie…» Et pourtant, elle écrira sans cesse, sur le coin de sa table de cuisine. C’est pendant sa vie «en relégation»praguoise qu’elle écrira ses plus beaux poèmes.

En 1924, le couple quitte la Tchécoslov­aquie pour Paris, c’est à ce moment que Sergueï Efron prend la direction de la nouvelle revue eurasienne, Verstes. Il y publiera les textes qui magnifient la démesure de l’âme byzantine, l’esprit dionysiaqu­e eurasien, les textes de Nicolas Troubetsko­ï sur les Vieux-Croyants, les textes anarchiste­s, masochiste­s de Biély, du philosophe Chestov, les poésies de Marina Tsvetaeva. L’Eurasie, c’est un rythme large et frénétique du Sacre du printemps de Stravinsky et des ballets Diaghilev. Un jour, la rumeur se répand que l’argent de la revue Verstes vient des bolcheviqu­es… La revue eurasienne disparaît. Mais son esprit continue à vivre. On peut le trouver certains soirs hanter les longs sous-sols du Kremlin. «Et voici, enfin, la Russie, rouge d’un autre rouge que celui de ses drapeaux d’aujourd’hui»,écrivait Marina Tsvetaeva en 1929.

L’Eurasie, c’est un rythme large et frénétique du «Sacre du printemps» de Stravinsky et des ballets Diaghilev

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