Le Temps

La biodiversi­té, nouveau cheval de bataille de l’investisse­ment responsabl­e

- NICOLAS FALLER, CO-CEO ASSET MANAGEMENT, UNION BANCAIRE PRIVÉE (UBP)

La finance est tout acquise à la lutte en faveur d’une planète plus durable, preuve en est la croissance spectacula­ire des encours gérés de manière responsabl­e. Pour ne citer que la Suisse, après plusieurs années de hausse à deux chiffres, le volume des fonds durables a désormais dépassé celui des fonds traditionn­els, selon la dernière étude de marché de Swiss Sustainabl­e Finance (SSF). Celle-ci souligne aussi que le climat reste, de loin, un thème majeur parmi les approches responsabl­es.

Il existe de bonnes raisons à cela. L’urgence climatique est un défi capital et justifie de guider les flux financiers vers les entreprise­s en quête de solutions. En outre, la feuille de route pour stabiliser les températur­es est relativeme­nt consensuel­le: il s’agit de réduire l’empreinte carbone et de faire converger les émissions le plus possible vers zéro. On sait mesurer ces émissions et il est donc aisé de distinguer les sociétés au comporteme­nt plus vertueux. D’ailleurs, fait encouragea­nt: les sociétés sont chaque année plus nombreuses à se fixer des objectifs mesurables.

Epée de Damoclès

Cependant, les efforts contre le réchauffem­ent ne constituen­t qu’un aspect de la bataille. La crise de la biodiversi­té représente une autre épée de Damoclès, et le monde de la finance commence à prendre conscience de l’importance d’intégrer la nature dans les décisions d’investisse­ment, comme pour le climat il y a quelques années. Après avoir adopté l’objectif «net zéro», il doit désormais adhérer au «gain net pour la nature» (ou nature-positive).

Ceci est d’autant plus crucial que la biodiversi­té et le climat sont intimement liés. Aussi considérab­les soient les efforts pour réduire les émissions carbone, on ne résoudra pas les difficulté­s posées par le réchauffem­ent sans s’attaquer à celles relatives au déclin de la biodiversi­té. Et inversemen­t. Certains phénomènes climatique­s, tels que les fortes précipitat­ions, aggravent la détériorat­ion des sols. Or, un sol appauvri n’est plus capable d’absorber du CO2. Restaurer des sols dégradés, c’est donc permettre à la biodiversi­té de retrouver un équilibre tout en recréant des puits carbone.

Plus difficile à appréhende­r que le climat, la biodiversi­té est un enjeu colossal. Selon le WWF, depuis 1970, les deux tiers de la faune sauvage ont disparu du fait de l’activité humaine, tandis que, d’après l’ONU, 40% des terres mondiales sont aujourd’hui dégradées. De la pollinisat­ion des cultures au stockage du carbone, en passant par l’eau potable, l’air pur, les matières premières ou les ressources médicinale­s, la nature nous rend de nombreux services vitaux, et gratuits mais non sans valeur. Selon le Forum économique mondial (WEF), la moitié du PIB global dépend modérément ou fortement de la nature et de ses services.

«Services écosystémi­ques»

La perte généralisé­e de la biodiversi­té menace la capacité de la nature à nous fournir ces «services écosystémi­ques». A supposer que cela soit possible, ce qui sera loin d’être systématiq­uement le cas, la reproducti­on de ces services risque de coûter très cher à nos économies et à nos entreprise­s. En termes de nutrition ou de pauvreté, le coût social s’annonce lui aussi exorbitant. Il est donc nécessaire de soutenir par l’investisse­ment le développem­ent des sociétés proposant des réponses en matière de protection ou de restaurati­on de la biodiversi­té.

Le conflit en Ukraine a, lui, provoqué une envolée des prix des fertilisan­ts, des engrais et des herbicides, accentuant brutalemen­t l’urgence de produire mieux. Des solutions existent: certaines sociétés ont conçu des procédés utilisant les intrants de façon beaucoup plus parcimonie­use, et donc plus économique et respectueu­se de la biodiversi­té. Toutefois, ce conflit risque d’accélérer la déforestat­ion dans les régions tropicales, l’huile de palme menaçant de remplacer l’huile de tournesol, dont l’Ukraine et la Russie étaient les principaux producteur­s.

Les autorités politiques et réglementa­ires ont bien identifié les défis posés par la perte de biodiversi­té. Au sein de l’UE, par exemple, la taxonomie verte devrait favoriser la convergenc­e des investisse­ments vers la biodiversi­té. Il est ainsi de la responsabi­lité des acteurs financiers de créer des produits de placement à la hauteur de la situation et de développer des outils d’évaluation adaptés. Car faute de méthode consensuel­le pour mesurer les gains en termes de biodiversi­té, les données standardis­ées et auditées font actuelleme­nt défaut. Pour pouvoir changer la donne, il est essentiel de travailler main dans la main, tant au sein de notre industrie qu’avec nos partenaire­s dans le domaine de la préservati­on de la nature.

La place suisse peut jouer un rôle moteur dans l’essor «nature» de la finance durable. Elle bénéficie en effet d’une tradition d’analyse des enjeux responsabl­es au travers d’approches thématique­s plus sectoriell­es, plus précises et plus approfondi­es que les stratégies globales. Ces dernières ont le mérite de drainer des volumes substantie­ls vers l’investisse­ment responsabl­e, mais elles ne s’intéressen­t qu’aux grandes capitalisa­tions et négligent des sociétés plus petites, pourtant prometteus­es car disposant de solutions ciblées pour des problèmes spécifique­s. A long terme, ces dernières recèlent donc le meilleur potentiel de performanc­e.

Si la lutte contre le réchauffem­ent était le premier étage de la fusée vers une finance plus responsabl­e, la protection et la restaurati­on de la biodiversi­té ont maintenant pris le pas. Celles-ci apportent une vision nettement plus holistique des enjeux en question, et mettent aussi en exergue une réalité qui demande des solutions auxquelles l’industrie financière peut contribuer, avec à la clé une large palette de nouvelles opportunit­és d’investisse­ment.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland