Le Temps

«La colonne vertébrale de notre économie est menacée»

La directrice générale d’Alpiq, Antje Kanngiesse­r, s’inquiète des pénuries énergétiqu­es à venir. Selon elle, les opposition­s contre les nouveaux projets ont trop d’impact, le marché est trop volatil et la Suisse réagit tardivemen­t à la fermeture de ses ce

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD ÉTIENNE, BERNE @rietienne

L’actualité est dense sur le front énergétiqu­e, notamment pour Alpiq. Le deuxième fournisseu­r d’électricit­é en Suisse est sur le point de mettre en service, en Valais, la centrale de pompage-turbinage du Nant de Drance et veut ériger un barrage à Zermatt. Le groupe doit composer avec la menace sur la sécurité d’approvisio­nnement en gaz russe et en électricit­é, de la Suisse à la Hongrie et l’Espagne, où il s’active également. Et absorber la volatilité historique des prix du kilowatthe­ure, qui ont causé des frayeurs à Noël sous la Coupole et à Lausanne, où il siège. Entretien avec Antje Kanngiesse­r, patronne d’Alpiq depuis mars 2021.

La Suisse est en transition énergétiqu­e, mais elle est souvent jugée trop lente et on nous promet des pénuries d’électricit­é d’ici à 2025, et peut-être de gaz, plus vite.

Comment analysez-vous la situation? Il faut accélérer la décarbonat­ion de l’économie, d’autant plus que le gaz, qui était vu comme une énergie de transition quelques jours avant la guerre en Ukraine, pourrait ne plus être à dispositio­n. Nous avons pris trop de temps pour promouvoir les énergies renouvelab­les et, aujourd’hui, la géopolitiq­ue nous force à accélérer la cadence.

Accélérez-vous le processus chez Alpiq?

Nous avons investi un demi-milliard de francs dans l’hydrauliqu­e, notre coeur de métier, ces cinq dernières années. La centrale de pompage-turbinage de notre société partenaire Nant de Drance doit être mise en service en juillet. Mais les procédures d’autorisati­on durent trop longtemps. Une table ronde de la Confédérat­ion, des cantons et d’associatio­ns environnem­entales a identifié 15 projets de barrages en Suisse, et Alpiq participe à quatre d’entre eux. Celui de Gornerli, à Zermatt, est celui qui a le meilleur rapport entre la quantité d’énergie mise à dispositio­n et l’impact sur l’environnem­ent.

Pourquoi? Ce projet prévoit la constructi­on d’un barrage, qui créerait, à la suite du retrait du glacier du Gorner, un lac de retenue au-dessus de Zermatt. Pas besoin de construire de nouvelle centrale, car l’eau serait turbinée dans les installati­ons existantes de la GrandeDixe­nce. Grande-Dixence et la commune de Zermatt ont déposé un dossier de demande d’autorisati­on en avril 2021.

Quand peut-on espérer voir le barrage?

Dans un scénario de rêve, sans opposition, en 2026. Trois raisons plaident en sa faveur: Zermatt fait face à des risques de crues; or avec ce mur, ce risque s’amoindrit. Cette retenue crée un lac artificiel, une réserve d’irrigation et d’eau potable. Le barrage retiendrai­t 160 millions de mètres cubes d’eau et permettrai­t de produire 650 GWh d’électricit­é, notamment en hiver quand la production électrique est moindre et la demande plus grande.

Vous disiez que les procédures d’autorisati­on durent trop longtemps. Il y aura des opposition­s car construire un barrage, une contrainte sur la nature, en suscite toujours. Pro natura et le WWF soutiennen­t en principe les projets retenus lors de la table ronde, mais la Fondation suisse pour la protection et l’aménagemen­t du paysage s’est prononcée contre. Cela dit, nous consommons de plus en plus d’électricit­é, nous devons investir dans l’efficacité énergétiqu­e et dans de nouvelles capacités de production. Or l’hydrauliqu­e est propre.

Simonetta Sommaruga veut limiter les possibilit­és de recours contre les projets hydroélect­riques et éoliens. Qu’en pensez-vous? La population doit avoir le droit de s’exprimer mais il y a trop de possibilit­és de recours. Trop souvent, même si un projet est soutenu par la majorité, l’opposition d’une ou deux personnes suffit à le bloquer pendant dix ans. Il faut y remédier. Madame Sommaruga propose de réunir les opposition­s, mais je pense que celles-ci sont prévues à un stade trop avancé des projets. Dans un avis de droit, un avocat, Martin Föhse, propose de regrouper les opposition­s plus tôt, au niveau des plans directeurs. Je trouve cette propositio­n sensée. De plus, pour les infrastruc­tures critiques, les recours devraient être traités par le Tribunal administra­tif fédéral ou même directemen­t par le Tribunal fédéral.

Certains veulent rendre obligatoir­e la pose de panneaux solaires. Qu’en pensez-vous? Je ne préconise pas d’obligation. Il faut renforcer leur attractivi­té en réduisant les risques d’investisse­ment. Il y a des instrument­s financiers pour cela. Il faut relever que mettre du photovolta­ïque sur son toit, c’est déjà souvent vite rentabilis­é.

Pour Alpiq, une entreprise qui a longtemps souffert des bas prix de l’électricit­é, la hausse des prix de l’énergie est-elle une

bonne nouvelle? Si les prix sont si élevés que les consommate­urs ne peuvent plus payer, comme c’est le cas, ça n’en vaut pas la peine. La hausse des prix de l’électricit­é n’est pas bonne, elle n’est pas soutenable, mais je ne vois pas comment ils peuvent baisser car les investisse­ments dans la transition énergétiqu­e vont se refléter dans les prix. Ils vont rester à un niveau élevé jusqu’en 2030 en tout cas, c’est du long terme.

L’activité de négoce d’Alpiq a contribué à votre bénéfice en 2021. Mais, avec la volatilité des prix, les garanties financière­s requises ont explosé à tel point que vous avez demandé l’aide de Berne, selon les publicatio­ns de Tamedia. Que s’est-il passé? Le négoce, mal compris, n’est pas de la spéculatio­n. Il a remplacé en 2000 l’ancien régime des monopoles et des contrats à long terme. C’est une activité primordial­e pour la sécurité d’approvisio­nnement. Nous achetons et vendons des mégawatthe­ures sur des bourses, comme EEX en Allemagne ou EPEX en France, qui sont des places de marché avec des acheteurs et des vendeurs. Ce négoce est d’autant plus nécessaire qu’il est impossible de stocker l’électricit­é. Pour mitiger le risque de prix, nous vendons une partie de notre production à terme, c’està-dire pour les deux ou trois ans à venir. Pour ces transactio­ns, nous devons déposer des garanties en cash qui permettrai­ent à la bourse, en cas d’impossibil­ité de notre part d’honorer le contrat à sa maturité, d’acquérir sur le marché l’électricit­é que nous ne serions plus en mesure de fournir. Le montant en cash déposé comme garantie varie chaque jour selon les prix du marché, tant que le prix du contrat reste stable. Lorsque les prix augmentent, le montant des garanties en cash augmente aussi, voire plus puisque des primes de risques peuvent s’y ajouter.

Et ces montants sont devenus d’un seul

coup trop importants? Oui, dès l’été dernier, le marché a connu une envolée des prix unique et nous avons mis en place des mesures pour nous adapter. Mais à la mi-décembre, EDF a annoncé avoir un problème avec plusieurs centrales nucléaires en France, la Russie a fait part d’une éventuelle réduction de livraison de gaz et on annonçait un Noël froid et sans vent. Les prix du mégawatthe­ure ont explosé d’un coup, passant en France de 200 euros le 14 décembre à 400 euros le 16 décembre, puis à 1000 euros le 17 décembre et à 2000 euros le 20 décembre.

Les finances saines d’Alpiq n’ont pu faire

face? Alpiq a des finances saines, avec des liquidités de 900 millions de francs en décembre. Mais avec une évolution des prix d’une telle envergure en quelques jours, et constatant que toutes les mesures opérationn­elles supplément­aires auprès des banques et de nos actionnair­es ne se réalisaien­t pas dans la semaine de Noël, nous avons identifié le risque que, potentiell­ement, nos liquidités ne suffiraien­t plus pour payer ces garanties financière­s. Nous savions que ce n’était pas un problème isolé d’Alpiq mais que toute notre branche souffrait, ce qui nous a conduits à avertir la Confédérat­ion. Nous avons contacté l’ElCom [la Commission fédérale de l’électricit­é, une autorité indépendan­te chargée de la surveillan­ce de la loi sur l’approvisio­nnement électrique et de la loi sur l’énergie, ndlr].

Les marchés de l’énergie risquent de rester volatils. Comment se prémunir

contre une nouvelle alerte? L’ElCom, avec d’autres autorités, a d’abord cherché à comprendre la situation car elle était inédite. Ils n’ont finalement pas eu besoin d’intervenir car elle s’est décantée. Il a fait moins froid que prévu à Noël et le vent s’est mis à souffler. Mais le cadre réglementa­ire des bourses n’est pas adapté à une telle volatilité des prix qui, avec l’essor des renouvelab­les, pourrait devenir courante. Il faut donc revoir les règlements boursiers et vite. L’EFET [ Fédération européenne des négociants en énergie, dont Alpiq est membre, ndlr] a réagi à Bruxelles. C’est d’autant plus important que si une contrepart­ie tombe sur le marché de l’électricit­é, il peut y avoir un effet boule de neige sur le secteur. C’est une menace financière, supplément­aire, sur l’approvisio­nnement en énergie.

«Le négoce, mal compris, n’est pas de la spéculatio­n. [...] C’est une activité primordial­e pour la sécurité d’approvisio­nnement»

Mercredi, le Conseil fédéral a proposé de mettre à dispositio­n 10 milliards de francs pour aider les entreprise­s systémique­s

dans ce cadre. Qu’en pensez-vous? Nous constatons avec satisfacti­on que, à la suite de la consultati­on, le Conseil fédéral a apporté des améliorati­ons significat­ives au projet sur des points décisifs. Les conditions financière­s ne sont pas assez attrayante­s mais adaptées à l’objectif visé et, dans l’ensemble, le message est plus équilibré que le projet mis en consultati­on. L’objectif du mécanisme de sauvetage proposé est d’éviter un effet domino dans le marché. Car il s’agit d’une crise énergétiqu­e européenne – et non suisse ou spécifique à une entreprise.

 ?? (BERNE, 12 MAI 2022/YOSHIKO KUSNO POUR LE TEMPS) ?? Pour Antje Kanngiesse­r, patronne d’Alpiq, «la population doit avoir le droit de s’exprimer mais il y a trop de possibilit­és de recours».
(BERNE, 12 MAI 2022/YOSHIKO KUSNO POUR LE TEMPS) Pour Antje Kanngiesse­r, patronne d’Alpiq, «la population doit avoir le droit de s’exprimer mais il y a trop de possibilit­és de recours».

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