Le Temps

Le blues du «lettreux»

- La chronique de Virginie Nussbaum

Souvent, je plains les moins de 20 ans. Forcés d'affronter un futur anxiogène. De porter des baskets à plateforme (?!) pour être fashion. Surtout, de répondre aux adultes les pressant de savoir ce qu'ils «feront plus tard» – spéciale dédicace aux indécis chroniques. Et aux jeunes Britanniqu­es qui comptaient étudier la littératur­e anglaise à l'Université de Sheffield Hallam, dans le Yorkshire du Sud.

Ceux-là devront changer de crémerie: lundi, la direction annonçait suspendre la filière, ou plutôt la noyer dès 2023 dans un cursus généralist­e mêlant écriture et linguistiq­ue. Argumentai­re: le portfolio de cours se doit d'être «aligné avec les demandes des étudiants et des employeurs». Reflet d'un agenda plus large visant à juguler les diplômes à «faible valeur» au Royaume-Uni. Pour preuve: les filières du pays assurant à moins de 60% des diplômés de trouver un emploi dans les quinze mois pourraient bientôt être amendées.

Ah, le fameux épouvantai­l des «études à chômage»… des décennies qu'il juge avec un rictus suffisant les humanités, les lettres en particulie­r – label «Sorbonne» excepté. Des génération­s de parents ont fait la moue, poussant leur progénitur­e en droit, en neurochir', en macroécono­mie. Classique. Mais de là à sacrifier la branche sur l'autel de la productivi­té, il y a de quoi envahir un amphi.

«L'étude de la littératur­e ne devrait pas être un luxe pour une minorité d'esthètes gâtés, mais une source précieuse de vérité et de vie à laquelle chacun a droit», réagissait l'auteur Philip Pullman. Un «lettreux» dont, rappelons-le, la saga fantasy A la croisée des mondes, adaptée en série, a fait ruisseler les millions.

On nous le répète: les ingénieurs seront bientôt les maîtres du monde. Certes. Mais à l'heure où le scénario planétaire oscille entre 1984 et La

Route de Cormac McCarthy, étudier la littératur­e n'a jamais été moins superflu. Pour questionne­r, contextual­iser, créer des ponts, élargir l'horizon. Poser des mots intimes sur les maux universels, et leur survivre en cultivant l'imaginaire.

Plus largement, cette tendance questionne la raison d'être des études supérieure­s. Autoroutes linéaires vers des «métiers d'avenir»? Ou lieux où se cultiver, tâtonner, affûter son sens critique? Personne ne veut financer de futurs

bullshit jobs. Mais les esprits logiques ne peuvent se passer des créatifs. En 2013, Nicolas Zufferey, alors doyen de la Faculté de lettres de l'Université de Genève, prophétisa­it dans nos colonnes: «A une époque de restrictio­ns économique­s, la pression pour les filières profession­nalisantes va sans doute s'accentuer. Les êtres humains ont autant besoin de sens, de compréhens­ion et de perspectiv­e que de postes de travail.» A celles et ceux qui bûcheront Virgile ou Céline dès la rentrée, merci: vous êtes essentiels à nos démocratie­s.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland