Le Temps

Oiseaux de nuit

Une semaine par mois, Gabriela Albrecht-Liechti balaie les reliefs des fêtards dans les quartiers les plus animés de Zurich. Entre dealers et picoleurs, reportage brosses en main avec une héroïne

- Gabriela Albrecht-Liechti, sur la Langstrass­e, à Zurich. BORIS BUSSLINGER, ZURICH @BorisBussl­inger Demain: La drag-queen du cabaret

La Langstrass­e et ses rues adjacentes, 4h du matin: les poubelles débordent, des centaines de canettes de bière traînent dans la rue, les mégots sont omniprésen­ts. «Le pire, c’était le titre de champion de Suisse du FC Zurich. Ils ont fait la fête jusqu’à en tout cas 7h du matin. Ce week-end, on attend la Gay Pride. Nous ne chômons pas.» Balade nocturne aux côtés de Gabriella, nettoyeuse. Qui contribue à assainir les rues de notre pays, troisième plus gros créateur d’ordures en Europe.

Brosses en avant, le véhicule de nettoyage de Gabriela fend les ténèbres. Il est 4h du matin. L’heure des feux orange, des taxis solitaires et des passants aux larges pupilles. La radio crache les dernières chansons à la mode. L’agente de propreté a le sourire. «J’aime bien le premier shift, dit-elle. C’est l’occasion d’aller se baigner l’après-midi. Et il y a de l’ambiance!» La quinquagén­aire aux bras tatoués a la responsabi­lité des Kreis 4 et 5 – les plus animés de la ville. Elle y balaie clopes, canettes et autres résidus de bamboche depuis près de deux ans. Parfois jusqu’entre les jambes des derniers noctambule­s.

«Pas pris de vacances pendant quinze ans»

«Avant j’étais coiffeuse», sourit la Zurichoise en enfilant son costume orange. Travailleu­se itinérante dans trois EMS différents, elle s’occupe d’une clientèle d’habitués, la plupart très âgés, quand la pandémie s’abat sur la Suisse. «J’ai dû cesser mon activité plusieurs fois, il y avait beaucoup d’incertitud­e et certains de mes clients sont décédés, dit-elle sobrement. Je n’avais presque pas pris de vacances depuis quinze ans. J’ai décidé de changer.» Heureux hasard, les services de propreté de la ville de Zurich recrutent. Et la préférence est donnée aux femmes. Elle tente sa chance. Avec succès.

«Un peu moins de deux ans plus tard, je sais conduire l’ensemble des véhicules de la voirie», sourit la nettoyeuse. Une activité qu’elle exerce de jour. Mais aussi, une semaine par mois, de nuit. «Ça ne me pose aucun problème, dit Gabriela. En ce moment il fait plus frais, ce n’est pas désagréabl­e. Par contre je vais au lit à 21h.» Mère de famille divorcée, la Zurichoise avance au pas de charge. Empile les déchets là, gratte une tache ici. Sans peur ni appréhensi­on. Il faut pourtant du courage pour nettoyer le quartier dans ces horaires.

«Je vois du deal, des gens qui se font les poches les uns les autres. J’ai déjà trouvé quelqu’un de blessé au sol. Il arrive aussi régulièrem­ent que des fêtards souhaitent absolument «m’aider» en réalisant l’un ou l’autre geste technique (ouverture d’une grille ou d’une borne incendie). Je leur explique gentiment que ce n’est pas possible. Jusqu’ici ça s’est toujours bien terminé mais ils peuvent être insistants.»

Comme pour illustrer son discours, l’ancienne coiffeuse croise justement quelques personnes inanimées – «juste endormies», dit-elle après vérificati­on – et se fait proposer un peu de marijuana par un vendeur de rue. Elle rejette l’offre en rigolant. «J’ai balayé pas mal de sachets suspects, poursuit-elle. Une fois, quelqu’un est venu me demander si j’avais vu le sien. Je venais de l’aspirer. Bien sûr, j’ai dit non.» Elle n’a encore jamais dû appeler la police – bien que sa direction le préconise en cas de danger. «Je connais les habitués du coin, dit-elle. Je peux aussi compter sur eux.»

La technicien­ne de surface travaille par ailleurs en duo. Elle balaie la rue alors qu’un collègue conduit la camionnett­e. Ou le contraire. Parfois, cependant, des renforts sont nécessaire­s. «Il y a quelques semaines, les deux concerts de Rammstein ont laissé un désordre incroyable, dit-elle. On a demandé aux personnes de piquet de venir nous aider. La grève des femmes a aussi engendré beaucoup de déchets. Mais le pire, c’était le titre de champion de Suisse du FC Zurich. D’autant qu’ils ont fait la fête jusqu’à en tout cas 7h du matin. Ce week-end, on attend la Gay Pride. Nous ne chômons pas.»

Entre 4h et 13h, la Zurichoise parcourt jusqu’à 20 kilomètres balai en main. Par tous les temps. Un orage d’été détrempe justement tout le monde pendant quelques minutes. Sans émouvoir Gabriela. «Ce jeudi matin, c’est plutôt propre», constate-t-elle en attendant la fin de l’averse. Ce qui laisse imaginer ce que signifie «plutôt sale». Aux abords de la Langstrass­e, les poubelles débordent et des centaines de canettes de bière traînent dans la rue. Sous les bancs, le long des murs, à côté du trottoir, sur la route. Il y en a partout. Les mégots sont aussi omniprésen­ts.

«Avec plus de 700 kilos de déchets par habitant, la Suisse est le troisième plus gros créateur d’ordures en Europe, rappelle Daniel Eberhard, porte-parole des services de nettoyage de la ville. Le pays recycle beaucoup, mais les quantités de détritus ramassés sont à la hausse. Les livraisons et leur cortège de cartons à pizza et autres contenants ont explosé durant la pandémie. Comme tous les types d’emballages ces dernières années. Il y a vingt ans, nous vidions les poubelles de la Bahnhofstr­asse une fois par semaine. Maintenant c’est trois fois par jour.» La ville mène des programmes de sensibilis­ation auprès des principaux suspects – les jeunes hommes. Toutefois, il reste du travail.

Une philosophe

«Dans tous les jobs il faut remettre l’ouvrage sur le métier chaque matin, philosophe la balayeuse. Quand je repasse quelques heures plus tard, c’est propre. C’est valorisant. Et maintenant j’ai des vacances.» Un passant aviné jette sa bouteille à quelques mètres de là. «Ça donne du travail, c’est bien!» ironise une femme avachie sur un pas de porte. La profession­nelle balaie la bouteille et poursuit sans se retourner.

Nettoyer les rues chaudes de la ville a aussi des avantages insoupçonn­és, raconte la Zurichoise. «Je sais plus ou moins ce qu’il se passe dans tel ou tel club en fonction de ce que je balaie devant leur porte. Ça m’a permis de recommande­r à ma fille de 21 ans d’en éviter quelques-uns!» Il est 6h et une fois de plus le bitume brille sur Zurich. Grâce à Gabriela. ■

«J’AI BALAYÉ PAS MAL DE SACHETS SUSPECTS, J’EN AI MÊME ASPIRÉ»

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(RENÉ RUIS POUR LE TEMPS)

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