Le Temps

A Lausanne, la police se met au chevet des victimes

Albane Bruigom, à la tête de l’unité de prise en charge des victimes mise en place par la police de Lausanne, reçoit des personnes qui subissent des violences domestique­s, des agressions homophobes ou du harcèlemen­t. Leur prise en charge nécessite une éco

- CÉLINE ZÜND @celinezund

Parmi les victimes de violences, rares sont celles qui se rendront dans un poste de police pour déposer plainte. Par crainte de ne pas être prises au sérieux, de voir se déclencher une procédure qu’elles ne maîtrisero­nt pas, ou parfois simplement parce qu’elles se sentent intimidées.

Pour contourner cet écueil, la police de Lausanne a investi un nouvel espace en ville, où elle s’efforce de montrer un visage moins formel. Pas de plaque au bas de l’immeuble. Avec ses grandes fenêtres, son coin canapé, ses tableaux aux murs et ses plantes vertes, l’endroit, dont l’adresse est tenue secrète, évoque davantage un appartemen­t qu’un bureau.

Après cinq mois à la tête de cette unité, ouverte en juin, de la police de Lausanne spécialisé­e dans la prise en charge des victimes, Albane Bruigom en est convaincue: «Les personnes qui viennent ici se sentent plus à l’aise et en confiance que celles que l’on reçoit dans les locaux d’audition de la police.»

«Nous avons un oeil sur tous les types de violences»

Ce lieu, auquel sont rattachés 26 agents de la police formés à la prise en charge des victimes, accueille des femmes et des hommes qui subissent des violences au sein de leur famille. Des personnes cibles d’agressions homophobes ou sexistes dans la rue. Ou encore des cas d’ingestion de GHB en milieu festif. Dès l’an prochain, l’unité sera renforcée pour englober la plateforme de lutte contre le harcèlemen­t de rue mise en place par la ville de Lausanne.

Une prise en charge plus spécialisé­e des victimes de violences est une stratégie voulue au-delà de Lausanne. Au parlement fédéral, les deux Chambres ont accepté, fin septembre, des motions déposées par des élues socialiste­s alémanique­s et tessinoise­s, ainsi que par la conseillèr­e nationale vaudoise PLR Jacqueline de Quattro, réclamant la création de centres d’aide d’urgence pour les victimes de violences sexuelles, domestique­s ou sexistes dans tous les cantons. C’est aussi une exigence de la Convention d’Istanbul, dont la Suisse est signataire, qui recommande un centre spécialisé pour 40 000 habitants.

A Lausanne, l’Unité de prise en charge des victimes fonctionne en collaborat­ion avec l’Unité de médecine des violences du CHUV, qui effectue des constats médicaux. Les intervenan­ts LAVI, dédiés au conseil juridique et psychologi­que. Ou encore les lieux d’hébergemen­t d’urgence. «Nous sommes à la charnière entre le travail social et policier», explique Albane Bruigom.

Un travail qui navigue aussi parfois en zone grise, comme lors de cas de harcèlemen­t obsessionn­el. Messages envahissan­ts. Moqueries sur les réseaux sociaux. Présence insistante: «Ce sont des actes qui, considérés de manière isolée, paraissent plutôt anodins. Mais qui suscitent de grandes souffrance­s lorsqu’ils se multiplien­t et durent. Sur le plan pénal, les leviers d’action sont limités. Mais même lorsqu’on ne peut pas porter plainte, nous pouvons donner un certain nombre de recommanda­tions pour mieux protéger les victimes», explique l’inspectric­e.

«Les personnes qui viennent ici cherchent avant tout à être écoutées» ALBANE BRUIGOM, CHEFFE DE L’UNITÉ DE PRISE EN CHARGE DES VICTIMES

Et lorsqu’il y a matière à engager des poursuites? «Les personnes qui viennent ici cherchent avant tout à être écoutées. Toutes ne sont pas prêtes à engager une procédure et nous devons respecter leur volonté. Nous leur donnons des informatio­ns, sans les inciter. En revanche, si nous avons une bonne raison de penser que quelqu’un est en danger, nous intervenon­s.»

L’exercice délicat de l’audition

L’inspectric­e a derrière elle des années d’expérience dans la brigade des moeurs, spécialisé­e dans les mauvais traitement­s, les abus sexuels, la pornograph­ie illicite et la prostituti­on. C’est là qu’elle a senti naître une vocation: «J’ai vraiment eu l’impression de pouvoir aider les gens.» Elle y a appris l’exercice délicat de l’audition des enfants, qui doit se faire «sans suggérer, mais de manière à obtenir le plus d’éléments possible.» Mais aussi celui des auteurs de violences qui, parfois, «remercient à la fin de l’entretien, pour ce qu’ils ont pu déposer», tout en étant conscients que leurs aveux les conduiront en prison.

Albane Bruigom travaille aussi à perfection­ner la formation des agents de police secours, souvent les premiers à entendre les témoignage­s, aux spécificit­és d’une déposition recueillie auprès des victimes ou témoins de violences familiales. «On se situe dans la sphère intime avec, souvent, des difficulté­s à livrer un récit clair et précis. Il peut y avoir de l’inhibition, voire un phénomène de dissociati­on: la personne ne dira pas tout, elle laissera des blancs qui ressemblen­t à des incohérenc­es.»

D’où l’importance d’un interrogat­oire mené avec empathie, mais aussi avec une juste distance: «On apprend à ne pas suggérer des réponses à une personne qui peine à s’exprimer, tout en lui permettant de se sentir libre de révéler ce qu’elle souhaite. Par exemple, si une personne me dit: «il a fait son affaire», je ne répondrai pas: «vous a-t-il violée?». Mais plutôt: «qu’entendez-vous par là?»

Il arrive aussi que, au milieu des plantes et des lumières douces, Albane Bruigom doive rappeler son uniforme et avertir ses interlocut­eurs des possibles conséquenc­es de leurs confidence­s: «Ma fonction m’oblige à engager une procédure auprès du Ministère public lorsque j’ai connaissan­ce d’infraction­s poursuivie­s d’office – c’est le cas des violences domestique­s. Si nous avons affaire à une personne qui souhaite parler de faits que nous devrions signaler, mais nous demande de ne pas le faire, alors nous l’orientons plutôt vers les intervenan­ts LAVI, qui n’ont pas l’obligation de dénoncer.»

 ?? (LAUSANNE, 23 NOVEMBRE 2022/DOM SMAZ/HANS LUCAS POUR LE TEMPS) ?? Albane Bruigom: «On se situe dans la sphère intime avec, souvent, des difficulté­s à livrer un récit clair et précis.»
(LAUSANNE, 23 NOVEMBRE 2022/DOM SMAZ/HANS LUCAS POUR LE TEMPS) Albane Bruigom: «On se situe dans la sphère intime avec, souvent, des difficulté­s à livrer un récit clair et précis.»

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