Le Temps

Destinés au renvoi malgré un état de santé critique

Trois requérants d’asile témoignent de leurs problèmes psychiques, de leurs craintes d’être renvoyés en Croatie et des difficulté­s à recevoir des soins

- PHILIPPE BOEGLIN, BERNE t @BoeglinP

Des ONG tirent la sonnette d’alarme depuis des semaines: les autorités suisses n’examinerai­ent parfois pas suffisamme­nt l’état de santé physique et mental des requérants d’asile. Pour prendre la températur­e sur le terrain, nous avons rencontré trois migrants logés dans les régions de Bâle et de Zurich, et avons consulté les décisions écrites du Secrétaria­t d’Etat aux migrations (SEM) comme les rapports médicaux, qui confirment leurs témoignage­s.

De «vagues» pensées suicidaire­s

Le regard est vide, mais la voix est posée. Afran* est sous médication depuis qu’il a tenté de se blesser, depuis sa «tentative de suicide». La décision de Berne l’a mis sens dessus dessous: pas d’entrée en matière sur sa demande d’asile, et renvoi en Croatie. Les règles du «système Dublin» sont claires: le dossier doit être traité par le premier Etat européen où le requérant est arrivé. Afran est Kurde d’Iran, communauté mise à mal par le régime théocratiq­ue. Il a fui la torture des autorités et souffre de troubles psychiques. En Suisse, il ne trouve une place en institutio­n psychiatri­que qu’après la décision négative du SEM. Son rapport médical parle «d’urgence» et de pensées suicidaire­s, certes «vagues». Le SEM estime que ses problèmes de santé peuvent être traités en Croatie. Justement, Afran a peur d’y retourner: il raconte que la police croate l’a frappé, faisant écho aux ONG rapportant que Zagreb ne respecte pas les droits de l’homme et l’accès aux soins. Pour le SEM, au contraire, le système croate est suffisamme­nt fonctionne­l.

Le cas d’Afran n’est pas isolé. Outre les milieux associatif­s, il arrive que la justice émette des réserves sur les méthodes du SEM. Dans un jugement rendu à la fin de 2022, le Tribunal administra­tif fédéral lui a ainsi intimé de retravaill­er le dossier d’une demandeuse d’asile, femme seule et analphabèt­e «particuliè­rement vulnérable», qui était destinée au renvoi en Bulgarie. Selon la cour, le SEM «a négligé de clarifier son état de santé plus précisémen­t». Par conséquent, le diagnostic exact tout comme la portée de sa maladie psychique demeurent inconnus.

Au cours de leur parcours, les migrantes peuvent en effet se retrouver dans une situation périlleuse, à l’image de Zeynep*. La jeune femme parle très doucement, chuchote presque. Elle ne parvient pas à retenir ses larmes. Sa famille voulait la marier avec un cousin, mais pour elle, c’était hors de question. Elle a fui la Turquie. Enregistré­e en France, elle doit – système Dublin oblige – y effectuer sa demande d’asile. Mais elle veut à tout prix éviter d’y retourner, car elle y a des parents, et craint que ceux-ci s’en prennent à elle. Zeynep est épileptiqu­e et se plaint d’un mauvais état psychique. En Suisse, elle patiente près de trois mois pour obtenir un rendez-vous psychiatri­que, prend différents médicament­s. Traitée deux semaines en stationnai­re, elle évoque des pensées suicidaire­s. Pas assez pour les psychiatre­s, qui jugent qu’elle n’est pas en danger. Le hic: aucun interprète ne l’accompagna­it, et elle n’a pas pu expliquer correcteme­nt ses problèmes. Le SEM est d’avis que la France offre l’infrastruc­ture sanitaire adéquate pour s’occuper d’elle.

Des constats sévères

Le récit d’Ahmed* confirme ce constat. Alors qu’il travaillai­t pour l’armée en Afghanista­n, il se retrouve en danger à la prise de pouvoir des talibans et quitte son pays. Enregistré en Italie, pays membre du système Dublin, Ahmed doit y retourner pour effectuer la procédure d’asile. Il fait état de problèmes psychiques. Un trouble de stress post-traumatiqu­e est soupçonné, observe le SEM, après consultati­on d’une institutio­n psychiatri­que. Un traitement a été recommandé, mais aucun rendez-vous n’a pu être fixé jusqu’ici. Visiblemen­t nerveux et multiplian­t les tics, l’homme évoque des tentatives de suicide. Dans son centre d’asile, il a tenté de se blesser, et plusieurs personnes ont dû le maîtriser pour l’empêcher de se faire du mal. Le SEM ne voit pas d’obstacle légal à son renvoi en Italie, pays où le système de santé ne présente d’après lui aucune faiblesse systémique.

L’Organisati­on d’aide aux réfugiés (OSAR) relève plusieurs problèmes. Son porte-parole Lionel Walter remarque que les deux premiers rendez-vous médicaux se font «en règle générale» sans médecin. Il en découle des manques: les migrants ne parviennen­t pas à exposer pleinement leur situation médicale, et leur santé psychique n’est pas systématiq­uement évaluée. En outre, les contrainte­s temporelle­s s’avèrent élevées: le système d’asile insiste sur la rapidité.

En face, le Secrétaria­t d’Etat aux migrations (SEM) maintient qu’il agit conforméme­nt à la législatio­n. Concernant la Croatie, l’ambassade de Suisse sur place «a vérifié à plusieurs reprises» si les personnes renvoyées étaient ensuite refoulées par les autorités locales, comme le dénoncent des ONG. A cette fin, divers entretiens ont été menés avec des officiels de l’Etat ou des organisati­ons internatio­nales. «Dans le cadre de ces clarificat­ions approfondi­es, aucun indice de faiblesses systémique­s dans le système d’asile et d’accueil croate n’a pu être constaté à ce jour.»

De plus, les problèmes médicaux n’interdisen­t pas en soi les renvois. S’ils «peuvent être traités de manière adéquate dans le pays de destinatio­n, on peut exiger le renvoi, conforméme­nt à la jurisprude­nce en vigueur, même si le traitement médical ne répond pas aux normes suisses». Le SEM assure examiner soigneusem­ent la question. «Tous les Etats européens sont par principe en mesure d’assurer la protection et les soins de base.» ■

*Prénom d’emprunt

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