Le paradigme gandhien
Si les moyens sont compromis, la fin est toujours douteuse
Il est pratiquement impossible de vivre en Inde sans voir ou entendre parler de Gandhi tous les jours. Gandhi est probablement, et de loin, l’Indien le plus reconnaissable figurant sur les billets de banque, il est également honoré dans toute l’Inde avec ses statues érigées au milieu des places des villes et ses photos affichées sur les murs des bureaux d’affaires et des magasins ou même des restaurants. Mais cela ne signifie pas nécessairement que Gandhi soit bien lu et compris par tous les Indiens. Un rapide coup d’oeil à la politique indienne au quotidien et aux débats dans la presse et les autres médias montre que son esprit n’est plus présent dans son pays natal. Bien que son nom soit prononcé par tous les politiciens et managers indiens, lorsqu’il s’agit de ses enseignements, les jeunes technologues de la classe moyenne, les juristes d’entreprise et les hommes d’affaires en Inde le considèrent comme une figure régressive et démodée qui a eu tort de préférer une vie simple à un style de vie consumériste.
Bien qu’il ait été mal interprété et mal compris, l’héritage de Gandhi perdure 75 ans après sa mort. Aujourd’hui, pour de nombreux non-Indiens, son nom est synonyme de non-violence et de résistance civile. A ce titre, le Mahatma Gandhi continue d’être étudié et pris au sérieux par tous ceux qui, dans le monde entier (y compris les Indiens), sont engagés dans une lutte pour la liberté et la démocratisation des démocraties. Au cours des sept dernières décennies, les leaders politiques et spirituels et les activistes civils, de Martin Luther King Jr. à Nelson Mandela, du dalaï-lama à Aung San Suu Kyi, des jeunes militants d’Otpor en Serbie aux combattants de la liberté de la place Tahrir en Egypte, ont de plus en plus intégré la philosophie gandhienne de la non-violence dans leur répertoire de protestation, conscients de la manière dont elle remet en cause le pouvoir et la domination de l’élite dirigeante.
Plus intéressant encore, un nouvel intérêt pour Gandhi s’est manifesté chez les théoriciens politiques occidentaux. Au cours des sept dernières décennies, très peu de théoriciens ont considéré l’oeuvre séminale de Gandhi, Hind Swaraj, comme une oeuvre majeure de la pensée politique moderne, à côté du Prince de Machiavel, du Léviathan de Hobbes et de De la liberté de Mill. Mais un nouvel intérêt pour Gandhi, le philosophe politique, émerge parmi les théoriciens de la politique comparée. En effet, sa pertinence dans les débats contemporains devient encore plus forte quand on analyse ses contributions philosophiques et politiques dans une perspective comparative. En outre, elle révèle l’aspect multidimensionnel de la pensée gandhienne tout en offrant un contraste marqué entre l’approche de Gandhi en matière d’éthique, de pluralisme et d’autonomie et les nombreux défis de notre monde contemporain, notamment le manque d’empathie, la violence légitimée et l’exclusion.
La base de la révolution gandhienne, qui repose sur la «voix intérieure» et l’«interconnexion», peut être la source directrice de chaque génération. Les générations futures reconnaîtront les vertus du paradigme gandhien non seulement en Inde mais aussi dans le monde entier. Elles revivront et continueront à réinventer Gandhi à chaque époque, simplement parce que l’humanité n’a pas d’autre choix que de se rapprocher de plus en plus de la réalité et de la vérité. Partout où la Vérité est en jeu, la révolution gandhienne devient le porte-flambeau. Sa quête de la vérité et de la non-violence peut être réalisée à de multiples niveaux de la vie humaine. La transformation du «moi intérieur», la force motrice, également appelée «force de l’âme», continue de transformer le système du cadre socioéconomique et politique synthétisé par l’humanité évoluée.
L’interconnexion de la force de l’âme avec l’altérité de l’autre peut être décrite comme l’éveil de la conscience qui manifeste la révolution gandhienne dans chaque sphère et aspect de la vie socioéconomique, politique et écologique. La révolution économique gandhienne est fondée sur la responsabilité morale et éthique d’élever et d’enrichir la vie humaine. Gandhi révolutionne la rationalité qui fait partie intégrante du phénomène économique moderne, afin de voir l’économie au-delà de l’optimisation des gains matériels basée sur la rationalité. L’insistance de Gandhi sur la clarté des moyens plus que des fins est le facteur sousjacent qui a rendu tous ses mouvements uniques et distincts. Si les moyens sont compromis, la fin est toujours douteuse.
Il est vraiment décourageant de constater qu’aujourd’hui, les Indiens se sont éloignés de leur voix intérieure ou de la force de leur âme. Leur quête de vérité et d’abnégation s’est perdue dans le cercle vicieux du développement matérialiste. Nous avions déjà perdu notre voix intérieure le jour où nous avons donné une fin violente à l’existence mortelle de Gandhi. Gandhi a embrassé sa fin de manière non violente, en nous rappelant l’importancespirituelle de la recherche de la vérité. Cependant, la voix intérieure éthiquement évoluée de Gandhi est si profonde qu’elle continuera à guider l’humanité vers l’harmonie entre l’homme et la nature, nous conduisant au paradigme gandhien qui reste un guide spirituel et politique pour l’avenir de l’humanité. ■