La trajectoire secouée du bobsleigh suisse
Les équipages helvétiques n’ont pas gagné la moindre médaille lors des quatre dernières éditions des Championnats du monde, une anomalie historique. La disette a ses causes profondes, mais pourrait s’achever ce week-end à Saint-Moritz
C’est encore jeune, 25 ans, pour un pilote de bobsleigh, mais Michael Vogt semble à maturité. Le champion du monde juniors 2021 vit une saison pleine: il compte déjà cinq podiums en Coupe du monde et vient de démontrer sa capacité à se transcender lors de grands rendez-vous. Aux récents Championnats d’Europe d’Altenberg, en Allemagne, il a décroché la médaille d’argent en bob à deux, avec son pousseur Sandro Michel, et celle de bronze en bob à quatre.
Tous les initiés estiment que le Schwytzois a les moyens de récidiver aux Mondiaux de Saint-Moritz, dès demain et le début de l’épreuve du bob à deux. Oui: Michael Vogt, qui cumule qualités athlétiques et finesse technique, peut ramener la Suisse sur les plus prestigieux podiums. La disette dure depuis les Championnats du monde 2016, à Igls (Autriche). Cette année-là, Beat Hefti et Rico Peter se parèrent de bronze, respectivement en bob à deux et à quatre. Depuis: quatre éditions sans la moindre médaille helvétique, qui en est également sevrée aux Jeux olympiques depuis Sotchi 2014.
Comme une PME
Il s’agit d’une anomalie dans l’histoire de la discipline, où la Suisse a presque toujours brillé. En bob à quatre comme à deux, aux Mondiaux comme aux Jeux olympiques, elle est largement devancée au classement des médailles par l’Allemagne – surtout si l’on additionne les butins de la RDA, de la RFA et du pays réunifié – mais aucune nation ne lui conteste la deuxième marche du podium.
Où les «bobeurs» suisses sontils donc passés ces dernières années? Au turbin, répond en substance Rico Peter, qui a pris sa retraite sportive en 2018 et dirige aujourd’hui la section bobsleigh de Swiss Sliding. «Ces dernières années, nous avons énormément travaillé sur le développement du matériel, la préparation physique et le recrutement de jeunes talents. Aujourd’hui, nous comptons en tout quelque 70 à 80 compétiteurs dans le pays, beaucoup plus qu’il y a quelques années.
Mais former des athlètes capables de jouer la gagne au niveau international prend du temps et ce n’est que maintenant que cela commence à payer…»
Le «trou générationnel» s’est creusé de façon presque structurelle. En bobsleigh, la fédération soutient et accompagne des pilotes qui montent un projet sportif comme une PME: à eux la responsabilité de trouver l’argent pour payer le matériel et rémunérer leurs pousseurs, souvent recrutés dans d’autres disciplines sportives comme l’athlétisme. C’est en allant passer des sélections organisées par Beat Hefti que Yann Moulinier a démarré presque du jour au lendemain sa carrière sportive professionnelle. Quand son «patron» a pris sa retraite, il lui a racheté tout son matériel dans l’optique d’entamer sa propre aventure de pilote. Mais il avait encore beaucoup à apprendre de la technique nécessaire…
«Il est donc compréhensible que lorsque les deux meilleurs pilotes suisses arrêtent la compétition au même moment, il faille quelques années pour que d’autres obtiennent de bons résultats», commente le Neuchâtelois, qui a à son tour rangé son bob en fin de saison dernière, après avoir manqué la qualification pour les Jeux olympiques de Pékin – le grand objectif qu’il s’était fixé. Il ne se dit pas inquiet pour l’avenir de la discipline dans le pays, convaincu que «le travail est bien fait» à tous les niveaux et que les résultats vont aller en s’améliorant ces prochaines années.
Bobsleigh sur route
Mais quand même. Il fut une époque où un quatuor en or en chassait un autre, où les «bobeurs» suisses occupaient plus régulièrement deux des trois places sur le podium qu’ils n’en étaient absents… Cette époque, Silvio Giobellina s’en rappelle avec une pointe de nostalgie. «Moi, j’ai piloté huit ans avant de me démarquer sur la scène nationale, parce qu’il y avait une concurrence terrible, se rappelle le champion du monde 1982. Maintenant, il faut compter sur quelques vieilles gloires pour qu’il y ait une dizaine de bobs à quatre aux Championnats de Suisse. Forcément, l’émulation n’est pas la même…»
Que s’est-il passé? «Il y a moins de clubs, moins d’athlètes, moins de passion», souffle le Vaudois de Leysin, célèbre pour ses bolides faits maison. Le haut lieu de la discipline dans le pays a toujours été Saint-Moritz. On tient la station grisonne pour son lieu de naissance puisque le plus ancien club du monde y a été fondé voilà 125 ans. Elle posséda une dizaine de pistes au début du siècle dernier et conserve la toute dernière de Suisse, l’Olympia Bob Run où se disputent cette semaine les Mondiaux. Mais jusque dans les années 1980, on pratiquait un bobsleigh de fortune un peu partout dans les montagnes. Lorsque la neige tombait, on fermait des routes et on organisait des courses.
«C’était très informel mais j’ai commencé comme ça, dans les rues de Leysin, et ça m’a donné envie d’aller me former au pilotage à Saint-Moritz», s’amuse Silvio Giobellina. Maintenant? Plus possible. «Il y a trop de voitures pour qu’on ose fermer des routes, et puis on déneige dès qu’il neige, et de toute façon il ne neige plus tant que ça…»
«Notre sport est assez invisible et sa relève dépend vraiment du recrutement mené par les pilotes» YANN MOULINIER, EX-BOBEUR
L’avènement du monobob
Le bobsleigh «sauvage» a disparu, comme beaucoup de clubs dans le pays, dont «les cinq ou six qu’il y avait en Suisse romande» selon l’ancien champion de 68 ans, et les gamins se tournent plus volontiers vers des activités qui leur sont plus facilement accessibles. «Notre sport est assez invisible, admet Yann Moulinier, et sa relève dépend vraiment du recrutement mené par les pilotes.» Des années après avoir été enrôlé par Beat Hefti, il a à son tour convaincu plusieurs sportifs de monter à bord, et ceux-ci poursuivent leur aventure sans leur mentor à leur tour. «Nous cherchons à intensifier nos contacts avec le milieu de l’athlétisme pour trouver de jeunes talents», confirme Rico Peter, de Swiss Sliding.
Autre initiative visant à re-démocratiser la pratique: le développement du monobob, qui permet de s’initier au pilotage très jeune et de manière individuelle. La catégorie a fait son apparition au programme olympique lors des Jeux de Pékin 2022, chez les femmes. Aux Mondiaux de Saint-Moritz, ce week-end, Melanie Hasler y aura aussi de sérieuses chances de médaille quelques années après avoir été repérée sur un terrain de… beach-volley.
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