Le Temps

Le Roi Angus est de retour, vive le Roi!

Le groupe genevois sort «Sosie», un superbe troisième album à la pop maîtrisée comme jamais. Au menu: poésie mélancoliq­ue, guitares claires et langoureus­es, et production française haut de gamme

- PHILIPPE CHASSEPOT

Cinq ans d’attente, c’est long quand on est accro aux grattouill­es tantôt douces tantôt enflammées d’un duo de guitariste­s chevelus, ainsi qu’à la poésie de la rupture et du mal-être amoureux d’un chanteur aussi sombre que solaire. Enfermé dans un sommeil trompeur depuis 2018, Le Roi Angus est enfin de retour dans la lumière. Sous ta fenêtre, premier single paru en fin d’été 2022, s’est vite imposé comme une obsession, à déclencher des écoutes en boucle et des torrents de mélancolie.

Un refrain en deux temps, des guitares presque hawaïennes qu’on n’attendait pas forcément chez eux, et Augustin von Arx, batteur du combo, qui nous raconte sa genèse: «On revenait d’un concert de Homeshake [le projet solo du Canadien Peter Sagar, un collaborat­eur de Mac DeMarco à Fribourg]. C’était pas forcément incroyable, mais on était partis à neuf dans un petit van, et on avait quand même été emballés par sa musique saccadée et déconstrui­te. Son esthétique et ses couleurs nous ont parlé, et on a voulu répéter ce qui nous avait plu, ce petit côté aussi numérique que blindé d’émotions. On a mis notre patte perso, un peu de pop italienne dans le refrain, et voilà.»

En mode graine

Cinq ans d’attente, donc, mais le groupe n’a pas vécu dans le même espace-temps que ses fans transis. Sosie, leur troisième album, était prêt depuis un bon moment, avant que le covid ne vienne mettre un coup de frein et change les priorités. Casimir M. Admonk, chanteur-parolier, raconte cette parenthèse: «On a meublé cette pause avec nos univers personnels: la production pour l’un, les collaborat­ions pour d’autres, et moi j’ai repris tout mon piano classique. C’est un disque auquel on croyait beaucoup, on n’avait pas envie de le bâcler en le publiant n’importe quand. Et puis le monde entier n’était pas là à attendre sa sortie – ce que croient parfois certains artistes… On voulait vraiment pouvoir le défendre comme il le fallait, alors on a attendu. J’aime bien la métaphore de la graine, qui peut rester intacte un an ou deux. Il y en a même qui peuvent germer après plusieurs siècles. Et pour nous, il n’y avait pas urgence. On était en mode graine!»

«Sosie», c’est réenchante­r ce que tu ne vois pas ou plus en toi» CASIMIR M. ADMONK, CHANTEUR

Le dernier album du Roi Angus était prêt depuis longtemps, mais le groupe n’avait «pas envie de le bâcler en le publiant n’importe quand».

Et nous voilà en plein hiver 2023, la graine est devenue un long format, et l’heure est au réchauffem­ent avec Le Roi Angus. Tout au long de Sosie, il est question de plages, de sable, d’océan, du clapotis des vagues qui montent sur les jambes, dans un album qui marque une évolution certaine de cette drôle de bande – avec un chanteur quadra un peu – beaucoup – torturé et un trio deux fois plus jeune aux guitares et à la batterie. La pop ensoleillé­e qui ouvre le disque s’échappe ensuite vers des morceaux très cinématiqu­es, presque «gainsbouri­ens», avec au final une grande cohérence et un vol très au-dessus de la moyenne pop. Une raison principale à cette sensation d’unité, d’oeuvre complète: le quatuor est allé bosser aux mythiques Studios Ferber, antre parisien de Renaud Letang, génie de la production à la patte impériale depuis des décennies.

Le jeune quinqua français a joué les guides. Ça tombe bien, les Genevois ne demandaien­t rien d’autre. «C’est jamais facile avec un groupe, il faut une voix forte pour mettre tout le monde d’accord. Mais avec un grand de cette dimension, et je ne parle pas de sa célébrité mais de son travail depuis des années, tu lui confies le rôle d’élagage et ça se fait en toute confiance, sans violence ni conflit», résume Casimir M. Admonk, qui évoque également la délicatess­e du mixage. Vrai que Sosie sonne clair et épuré, parfois presque au-delà du raisonnabl­e. Le chanteur en rigole encore: «En général, on supervise toujours un peu. Mais là, quand Renaud nous a envoyé ses premières versions, je lui ai demandé: «Ils te disent quoi tes artistes quand tu leur envoies ton mix?» Il m’a répondu: «Bah en général, ils me disent merci!» J’étais scié de rire. On l’a donc laissé faire, et tant mieux, parce que ça n’aurait jamais donné ce résultat si on avait été là en permanence.»

Haïkus à rallonge

Les mots pour le dire, maintenant. Le talent littéraire de Casimir M. Admonk avait déjà bien occupé l’espace sur les deux premiers albums du Roi (Est-ce que tu vois le tigre?, 2018; Iles essentiel, 2015), mais ses textes prennent ici une autre route. Ses phrases, toutes simples quand elles sont isolées, viennent une fois associées creuser notre imaginatio­n et nos questionne­ments. Comme un expert en collages qui fabriquera­it la pièce montée du désespoir

Un album qui marque une évolution certaine de cette drôle de bande

à force d’empiler les râteaux. On est assez près du haïku à rallonge, finalement: il y a tellement de choses qui se cachent derrière une fausse banalité qu’elles en ouvrent dix portes et mille interrogat­ions dans le flot d’un titre.

«On est dans le conflit permanent, que ce soit en amour, en voisinage ou autre, et la difficulté d’aligner nos fréquences me marque beaucoup. Mais il ne tient qu’à nous d’aller chercher une forme d’harmonie, de consensus ou de bienveilla­nce. J’aime bien parler de réenchante­ment, aussi. Sosie, c’est réenchante­r ce que tu ne vois pas ou plus en toi, alors qu’avec un peu de vitalité, c’est juste là: se réinventer, ou réinventer le monde, laisser venir, laisser émerger. C’est casser la rupture, j’aime cette idée. Les deuils sont nécessaire­s, on ne peut pas les esquiver, mais il existe toujours la possibilit­é d’une régénérati­on.» On s’arrête là, ou plutôt, on arrête la verve de notre chanteur ici, pour éviter de déborder.

Ceux qui s’étaient laissé emporter par l’alternance de tubes vitaminés et de titres gorgés de douceur du deuxième album risquent d’être un peu surpris ici. D’ailleurs: n’y avait-il pas le risque de

perdre un peu de sa fraîcheur, de son identité, en s’en remettant ainsi à Renaud Letang? La question ne s’est semble-t-il jamais posée, selon Augustin von Arx: «On met toute notre âme dans les compositio­ns, et je ne pense pas qu’on puisse en être dépossédé par un producteur. Surtout ici, où Renaud a montré dès le début un respect total de l’esprit. Il savait qu’il avait juste à toucher ce qu’il y avait autour des chansons pour les rendre plus belles. On a eu une chance énorme de pouvoir bosser avec lui. On s’est laissé embarquer, c’était magnifique d’être guidés comme ça.» Les Genevois n’auront en revanche besoin de personne pour assurer des prestation­s live toujours parfaites. On a déjà hâte d’y être.

Sosie, Le Roi Angus (Zamora). Vernissage le 22 mars à l’Alhambra, Genève, dans le cadre du festival

Voix de fête.

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(DÉC. 2021/ GUILLAUME MÉGEVAND POUR LE TEMPS)
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