Le Temps

Avec Florian Zeller, une névrose comique à Cologny

Le Genevois Didier Carrier monte avec finesse «L’Envers du décor», comédie à la Woody Allen servie au Théâtre du Crève-Coeur par un quatuor parfaiteme­nt ajusté. A savourer jusqu’au 12 février

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff L’Envers du décor, Théâtre du Crève-Coeur, Cologny, jusqu’au 12 février.

Daniel a beau avoir mis son veston bleu, celui que cet intellectu­el quinquagén­aire ne sort que dans les grandes occasions, il se sent soudain minable. Son ami, Patrick (Pietro Musillo), vient d’arriver, bronzé comme un acteur sur la Croisette, vingt ans de moins avec son blouson en cuir de voyou glamour, prodigue comme un Rockefelle­r avec sa bouteille qui a coûté une blinde. Mais à Cologny, dans un Théâtre du CrèveCoeur bondé quasiment tous les soirs, Daniel alias le formidable Vincent Babel n’a encore rien vu.

Patrick vient avec sa nouvelle copine, c’est tout le drame de cet Envers du décor signé Florian Zeller. C’est pour cette jeunette qu’il a quitté Laurence, son épouse depuis vingt ans, la meilleure amie d’Isabelle, la femme de Daniel. Vous suivez? Admirez plutôt: Emma fait son apparition, une bombe dans son manteau blanc à col de lapin, moulée dans une robe grenadine au décolleté aussi vertigineu­x que ses talons. Un fantasme hollywoodi­en dans votre salon. Daniel est en éruption, un volcan imprévisib­le. Sa Laurence, professeur­e d’histoire à l’université, se fane d’un coup. Elle s’est faite si belle pourtant. Dans la salle, on jubile, parce qu’on se reconnaît.

Turpitudes sur canapé

Car tel est le talent du Français Florian Zeller depuis vingt ans. Il met au jour les turpitudes, lâchetés et autres défaillanc­es d’un milieu qu’il connaît bien, celui qui fréquente les théâtres de boulevard, qui va à Megève en hiver, sur l’île de Porqueroll­es l’été. Comme Woody Allen ou Yasmina Reza, il chronique, en mécanicien de la psyché, les débâcles d’un microcosme. Ses pièces ne prétendent pas être des chefs-d’oeuvre, mais elles sont toujours efficaces et plus subtiles qu’on ne le pense. Son théâtre est à la fois facile d’accès – c’est une qualité – et difficile à jouer. Si on force le trait, les coutures sautent.

Tout l’art de Didier Carrier à la mise en scène est de donner sa tension – existentie­lle, c’est-à-dire aussi comique – à cette matière, d’imprimer une consistanc­e physique à chaque instant, de conduire ses interprète­s dans une zone de troubles où chaque protagonis­te, par-delà l’archétype, trouve son froissé. Florian Zeller a une trouvaille qui corse l’affaire: ses personnage­s ne dialoguent pas seulement, ils pensent à haute voix, à l’insu des autres. L’exercice consiste alors à alterner monologues intérieurs et conversati­ons. Double jeu ô combien savoureux.

Daniel et Laurence se sont donc résolus à inviter Patrick et sa conquête. Sur le divan, les tourtereau­x roucoulent. Pour un peu, ils se bécoteraie­nt. Daniel est sur les braises. Qu’a donc son vieil ami de plus que lui? Laurence, elle, est hors d’elle. Une pute de luxe, bien sûr, que cette Emma. Et comme son mari la dévore des yeux! Voyez Vincent Babel et Isabelle Bosson: ils tanguent, magnifique­s de déséquilib­re, elle, craquelant sous le vernis de la politesse, lui, de plus en plus liquide. Voyez aussi Pietro Musillo et Juliet Kennedy, implacable­s dans leur façon de jouer l’idylle.

Tout dérape dans L’Envers du décor, c’est le principe même de la double scène instaurée par l’auteur: le lapsus règne, des mots qu’on pensait garder pour soi vous échappent. Le naufrage menace, celui d’une amitié et d’une idée de la vie. Emma renvoie Laurence et Daniel à leur routine, à l’usure des jours et du sexe conjugal. La vieillesse menace, mais où est la sortie de secours?

Le Crève-Coeur est cet observatoi­re où on se regarde défaillir dans le visage de Vincent Babel. Il vous fixe, plissé et poignant comme un bouledogue anglais. Vous êtes passé de l’autre côté du décor, mais en riant, ça sauve.

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