Avec Florian Zeller, une névrose comique à Cologny
Le Genevois Didier Carrier monte avec finesse «L’Envers du décor», comédie à la Woody Allen servie au Théâtre du Crève-Coeur par un quatuor parfaitement ajusté. A savourer jusqu’au 12 février
Daniel a beau avoir mis son veston bleu, celui que cet intellectuel quinquagénaire ne sort que dans les grandes occasions, il se sent soudain minable. Son ami, Patrick (Pietro Musillo), vient d’arriver, bronzé comme un acteur sur la Croisette, vingt ans de moins avec son blouson en cuir de voyou glamour, prodigue comme un Rockefeller avec sa bouteille qui a coûté une blinde. Mais à Cologny, dans un Théâtre du CrèveCoeur bondé quasiment tous les soirs, Daniel alias le formidable Vincent Babel n’a encore rien vu.
Patrick vient avec sa nouvelle copine, c’est tout le drame de cet Envers du décor signé Florian Zeller. C’est pour cette jeunette qu’il a quitté Laurence, son épouse depuis vingt ans, la meilleure amie d’Isabelle, la femme de Daniel. Vous suivez? Admirez plutôt: Emma fait son apparition, une bombe dans son manteau blanc à col de lapin, moulée dans une robe grenadine au décolleté aussi vertigineux que ses talons. Un fantasme hollywoodien dans votre salon. Daniel est en éruption, un volcan imprévisible. Sa Laurence, professeure d’histoire à l’université, se fane d’un coup. Elle s’est faite si belle pourtant. Dans la salle, on jubile, parce qu’on se reconnaît.
Turpitudes sur canapé
Car tel est le talent du Français Florian Zeller depuis vingt ans. Il met au jour les turpitudes, lâchetés et autres défaillances d’un milieu qu’il connaît bien, celui qui fréquente les théâtres de boulevard, qui va à Megève en hiver, sur l’île de Porquerolles l’été. Comme Woody Allen ou Yasmina Reza, il chronique, en mécanicien de la psyché, les débâcles d’un microcosme. Ses pièces ne prétendent pas être des chefs-d’oeuvre, mais elles sont toujours efficaces et plus subtiles qu’on ne le pense. Son théâtre est à la fois facile d’accès – c’est une qualité – et difficile à jouer. Si on force le trait, les coutures sautent.
Tout l’art de Didier Carrier à la mise en scène est de donner sa tension – existentielle, c’est-à-dire aussi comique – à cette matière, d’imprimer une consistance physique à chaque instant, de conduire ses interprètes dans une zone de troubles où chaque protagoniste, par-delà l’archétype, trouve son froissé. Florian Zeller a une trouvaille qui corse l’affaire: ses personnages ne dialoguent pas seulement, ils pensent à haute voix, à l’insu des autres. L’exercice consiste alors à alterner monologues intérieurs et conversations. Double jeu ô combien savoureux.
Daniel et Laurence se sont donc résolus à inviter Patrick et sa conquête. Sur le divan, les tourtereaux roucoulent. Pour un peu, ils se bécoteraient. Daniel est sur les braises. Qu’a donc son vieil ami de plus que lui? Laurence, elle, est hors d’elle. Une pute de luxe, bien sûr, que cette Emma. Et comme son mari la dévore des yeux! Voyez Vincent Babel et Isabelle Bosson: ils tanguent, magnifiques de déséquilibre, elle, craquelant sous le vernis de la politesse, lui, de plus en plus liquide. Voyez aussi Pietro Musillo et Juliet Kennedy, implacables dans leur façon de jouer l’idylle.
Tout dérape dans L’Envers du décor, c’est le principe même de la double scène instaurée par l’auteur: le lapsus règne, des mots qu’on pensait garder pour soi vous échappent. Le naufrage menace, celui d’une amitié et d’une idée de la vie. Emma renvoie Laurence et Daniel à leur routine, à l’usure des jours et du sexe conjugal. La vieillesse menace, mais où est la sortie de secours?
Le Crève-Coeur est cet observatoire où on se regarde défaillir dans le visage de Vincent Babel. Il vous fixe, plissé et poignant comme un bouledogue anglais. Vous êtes passé de l’autre côté du décor, mais en riant, ça sauve.
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