L’art multiplié par l’artiste
Le soleil et la lune sont comme deux yeux, dit en substance Ugo Rondinone en ouverture de l’exposition du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH). «Lorsque les deux astres se rejoignent, les visions deviennent binoculaires, écrit-il. (…) Basés sur le point de vue propre à chacun, le soleil et la lune donnent des informations différentes qui nourrissent la vision…» Proposer un point de vue différent, nourrir la vision, nous faire voir double, nous inviter à scruter l’obscurité ou à cligner de l’oeil dans la lumière éclatante, nous promener au propre et au figuré, nous déplacer dans le temps et l’espace: voilà le pouvoir dont sont dotés les artistes. L’exposition du MAH en est l’éclatante illustration.
En magicien du point de vue, Ugo Rondinone transfigure des lieux familiers et modifie en profondeur notre rapport aux oeuvres. Ces tableaux qu’on croit connaître, ces grandes figures de Vallotton ou de Hodler, nus ou guerriers, voici qu’on bute dessus, de face, de plain-pied. Une sorte de confrontation s’installe, on se mesure soudain à celui, celle ou ceux qui figurent là. Leur puissance, leur souffrance ou leur douceur nous interpelle, leur fragilité matérielle nous saisit. Rien qui nous éloigne de la peinture. Tout aussi exposés, placés sur notre chemin, des sculptures de verre, chevaux et grands disques translucides d’Ugo Rondinone ne semblent protégés que par l’éclat de leurs couleurs vives. Nous voici donc, visiteurs et visiteuses, avançant avec précaution parmi les paysages et les corps, dans des architectures tantôt intimes tantôt opulentes, parfois oppressantes mais qui semblent presque toujours vulnérables. Il y a là, pour nous, une autre expérience du musée, du regard, du corps, de l’oeuvre.
C’est tout l’intérêt du regard d’un artiste sur d’autres artistes. Ce double engagement qui renforce, pour celui ou celle qui voit, le pouvoir de déplacement et d’interpellation de l’oeuvre. Une autre exposition au printemps dernier au Kunstmuseum de Bâle fonctionnait selon le même principe: une artiste donnant à voir une autre. Elle s’intitulait Louise
Bourgeois x Jenny Holzer, qu’on peut lire comme «Louise Bourgeois multipliée par Jenny Holzer». A Bâle, Jenny Holzer créait un nouveau langage à partir d’une oeuvre, superposant les discours, composant son propre poème avec les mots et les phrases d’une autre, offrant une vision neuve et exaltante du travail de Louise Bourgeois.