La guerre des perceptions
Un an bientôt que l’invasion de l’Ukraine par la Russie nous a surpris, ramenant une nouvelle fois la guerre en Europe. Qu’avons-nous donc appris durant ces longs mois où chaque jour remplit un peu plus les cimetières?
Que la guerre d’Ukraine, d’abord, n’a pas commencé le 24 février 2022. Sur ce point au moins les belligérants sont d’accord. Même si ce conflit trouve sa source dans l’effondrement de l’URSS et dans le nouveau partage du monde qui a suivi, c’est bien en 2014 que cette guerre a réellement éclaté. Quand le monde est resté passif face à l’annexion de la Crimée et à l’intervention russe aux côtés des séparatistes du Donbass, disent les Ukrainiens. C’est alors, clame le gouvernement de Kiev, qu’il aurait fallu faire une démonstration de force. En 2014, confirme le Kremlin: quand la révolution de Maïdan, soutenue par les Occidentaux, a renversé le président élu et mis au pouvoir les nationalistes, suscitant l’hostilité des régions russophones de Crimée et du Donbass et enclenchant le mécanisme de la guerre civile.
Pourquoi donc, à cette époque et durant les huit années qui ont suivi, n’avons-nous pas pris la mesure de la catastrophe qui se préparait? Pourquoi, malgré la gravité des faits –
13 000 morts, un pogrom à Odessa ou un avion civil abattu, pour ne citer que ceux-là –n’avons-nous pas pu, ou peut-être pas voulu, voir le spectre de la guerre reprendre ses quartiers sur notre continent? Comment, enfin, expliquer notre surprise du 24 février 2022?
A cet égard, la lecture des travaux du grand politologue américain Robert Jervis nous offre un précieux éclairage. Dès les années 1970 à Berkeley, puis à Columbia, ce spécialiste des questions stratégiques s’est employé à construire une théorie sur ce qui constitue la source fréquente des guerres: l’incapacité à comprendre l’adversaire, à interpréter ses motivations et ses raisonnements, à anticiper ses réactions.
Les travaux du chercheur, sans cesse mis à jour et réédités depuis leur première parution (Perception and Misperception in International Politics, Princeton, 1976), s’inscrivent dans le contexte de l’après-crise des missiles de Cuba, où après être passées à deux doigts de la conflagration, les superpuissances nucléaires sont contraintes d’aménager un équilibre de la terreur où deviner l’adversaire devient une nécessité. Il ne suffit plus de prêter foi à ses intentions, même supposées, il s’agit de comprendre les perceptions qui l’habitent. Que croit-il? Que croit-il que je crois? D’où proviennent ses croyances?
S’éloignant de l’école des «réalistes» fondant davantage leurs analyses sur les rapports de force existant sur le terrain, Jervis décide de faire usage des découvertes les plus récentes en termes de neurosciences et de psychologie pour décrypter la logique et les raisonnements de l’ennemi potentiel. Il teste ses hypothèses en dépouillant les archives de participants à de grands moments de l’histoire, tels que le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la décision japonaise d’attaquer Pearl Harbour ou la crise de Cuba, par exemple. Collaborateur actif de l’administration et des services de renseignement américains lors de la crise iranienne ou la guerre d’Irak, il cherche ainsi, par exemple, à comprendre a posteriori les mécanismes qui ont conduit une organisation aussi complexe et expérimentée que la CIA à se convaincre (au-delà des pressions de l’entourage du président) de la possession par Saddam Hussein d’armes de destruction massive.
Impossible naturellement de résumer ici la pensée fascinante de Bob Jervis. Mais s’il faut aller à l’essentiel, le stratège pose quelques stimulantes conclusions sur la perception que des dirigeants politiques, militaires ou des observateurs peuvent avoir d’une menace, d’un risque de conflit ou de la guerre elle-même: plutôt que de croire ce qu’il voit, comme on pourrait naïvement l’imaginer, le cerveau humain voit d’abord ce qu’il croit. Pour le dire autrement et de façon sommaire: dans notre lecture de la réalité, nous privilégions fortement ce que nous voulons voir, au point même parfois (et Jervis apporte à ce sujet quelques exemples saisissants) d’ignorer ou de refuser inconsciemment, s’il nous est contraire, un élément pourtant évident. Nous constituons un cadre cognitif, construit autour de nos expériences, de nos peurs, de nos espoirs, de notre contexte historique et culturel, une sorte de plate-forme de croyances d’où nous éclairons la réalité en fonction de nos attentes. Une fois fixé, hélas, ce filtre ne se corrige que très difficilement.
Plusieurs perceptions donc pour une seule et même réalité. Plusieurs interprétations, plusieurs rationalités, plusieurs vérités qui dans la guerre se font volontiers aveugles et exclusives. Avec la tentation permanente, explique Jervis, de prêter à l’Autre notre propre logique, de juger ses actions en fonction de notre propre mode d’emploi, de juger inconcevable toute autre interprétation que celle qui nous paraît «naturelle» parce que conforme à nos attentes. Quitte, pourrait-on ajouter, lorsque l’exercice n’est pas concluant, à se faciliter la tâche en classant l’adversaire dans la catégorie du fou ou de l’incarnation du Mal. Le politologue raconte ainsi comment les experts américains ont systématiquement négligé ou écarté tous les indices qui infirmaient leurs hypothèses quant à l’existence d’armes de destruction massive en Irak. Satan ne pouvait pas être inoffensif.
La guerre d’Ukraine nous offre chaque jour de criantes illustrations de ce phénomène de part et d’autre de la ligne de front. C’est peut-être parce qu’il ne pouvait/voulait pas voir l’émergence, en Ukraine, d’une nation revendiquant son identité propre, un processus littéralement inimaginable de son point de vue, que Vladimir Poutine a sous-estimé sa capacité de résistance. A l’inverse, parce qu’elle est victime d’une agression intolérable, on nous présente soudain l’Ukraine en parangon de démocratie et d’Etat de droit (qui nous ressemble en somme) quand bien même quelques mois avant l’invasion on la considérait encore comme un Etat corrompu et en faillite. Quelles sont dans ce fatras la part des faits et celle des croyances de leurs auteurs?
Ces faux-semblants, ces perceptions travesties sont d’autant plus dangereuses qu’avec la guerre, ils s’aiguisent encore sous l’effet de l’émotion et de l’indignation. Nous criminalisons l’adversaire plutôt que de chercher à mieux le comprendre. Nous obéissons au réflexe de l’escalade sans savoir jusqu’où la perception de cette guerre peut mener la Russie. La présidente de la Commission européenne parle de soutenir l’Ukraine jusqu’à la victoire. De quelle victoire parle-t-elle? Est-ce bien la même que celle qu’imaginent les Ukrainiens? Et une victoire, quelle qu’elle soit, est-elle compatible avec la paix?
Personne n’est parvenu à prévenir cette guerre. Si elle reste absolument injustifiable, il n’est pas sûr qu’elle était inéluctable. Ni que sa poursuite soit inexorable. ■
Nous criminalisons l’adversaire plutôt que de chercher à mieux le comprendre