Le Temps

En Tunisie, des familles en quête de vérité

- MATHIEU GALTIER, TUNIS

Des dizaines de familles de migrants se sont réunies à Tunis samedi pour exiger la vérité sur le sort de leurs proches, disparus depuis 2011 pour les plus anciens. Noyés en mer, exploités par la Mafia, enterrés secrètemen­t: les hypothèses se multiplien­t depuis douze ans

«Où sont nos jeunes? Où sont les corps des noyés? Où sont les vivants?» Douze ans après les premiers cas de disparitio­n de Tunisiens lors de traversées de la Méditerran­ée, les mères, venues crier leur désespoir sur les marches du Théâtre national au coeur de Tunis, ont toujours plus de questions que de réponses. A peine l'autocrate Zine el-Abidine Ben Ali avait-il quitté le pouvoir, le 14 janvier 2011, que des dizaines d'embarcatio­ns clandestin­es quittaient le pays avec à leur bord des jeunes Tunisiens en quête d'une vie meilleure en Europe.

Beaucoup sont arrivés sur les côtes italiennes. D'autres ont péri en mer, leurs corps repêchés par les garde-côtes tunisiens et européens ou par des navires privés. Et un certain nombre de ces harraga («brûleurs de frontière», surnom donné aux migrants illégaux) ont disparu.

Une séquestrat­ion par la Mafia

C'est le cas de Ramzi Walhazi. Il avait 24 ans quand il a embarqué, avec 21 compagnons, le 1er mars 2011 d'une plage du cap Bon pour rejoindre l'Italie. «Depuis son départ, je n'ai jamais eu de nouvelles directes. Mais en décembre 2012, dans un reportage à la télévision italienne, je l'ai reconnu. Il était dans un centre de détention pour migrants à Palerme», détaille sa soeur, Latifa Walhazi, présidente de l'associatio­n des familles des disparus en mer.

De nouveaux espoirs depuis l’automne dernier

Entre 2011 et 2012, les autorités italiennes ont recensé 501 Tunisiens qui seraient arrivés dans la Botte et dont les familles n'ont aucune nouvelle. En 2015, le gouverneme­nt tunisien a lancé une commission pour faire la lumière sur ces cas: elle n'a jamais abouti. «Je veux la vérité. Qu'il soit en vie ou mort. Je veux la vérité et son corps pour l'enterrer dignement», sanglote, aux bas des escaliers du théâtre, Mabrouka Massalni, avec, à ses pieds, un portrait de son fils aîné, Mohamed Ali, parti le 6 septembre 2012. En 2022, 32 000 migrants clandestin­s, dont 18 000 Tunisiens, sont arrivés en Italie par la mer depuis la Tunisie. Depuis douze ans, les proches ressassent toutes les hypothèses, celle qui revient le plus souvent étant la séquestrat­ion par la Mafia. «La Mafia utilise les migrants pour les faire travailler dans les grands champs au sud du pays, c'est avéré, explique Adel Laïd, un Tunisien installé en Italie et qui a longtemps travaillé avec les associatio­ns de disparus. Mais ils ne sont pas enfermés dans des prisons hermétique­s. Ils peuvent passer des coups de fil.» L'homme n'a donc pas de réponses certaines. Les autres possibilit­és sont une erreur d'identifica­tion par les autorités italiennes ou alors la mort rapide des migrants tunisiens sitôt arrivés en Italie dans des circonstan­ces restant à établir.

Pour les disparus dont on n'a aucune trace, une nouvelle piste est apparue à l'automne dernier. Elle mène non pas en Europe, mais dans les cimetières tunisiens. Le 21 septembre, 18 harraga partent de Zarzis, à 540 km au sud de Tunis. Sans nouvelles, les familles demandent aux pêcheurs locaux d'entamer des recherches et retrouvent des corps. Les autorités leur assurent qu'il s'agit de cadavres de Subsaharie­ns. Ils s'occupent de les enterrer dans le cimetière qui leur est dédié, à Zarzis. Il s'avère que certains corps appartenai­ent bien au groupe des 18 Tunisiens. L'associatio­n de Latifa Walhazi et d'autres se demandent alors: et si nos frères et nos fils avaient aussi été inhumés en secret?

«La disparitio­n est plus dure à supporter que la mort»

«Ce ne serait pas surprenant car la Tunisie ne prélève pas systématiq­uement l'ADN des morts retrouvés sur ses côtes ou en mer. Les enterremen­ts se déroulent, dans la plupart des cas, sans procédure préalable d'identifica­tion», explique Valentina Zagaria, anthropolo­gue associée à l'Institut de recherches sur le Maghreb contempora­in, spécialist­e de la migration. Depuis ce scandale, Farouk Belhiba a fait des recherches. Il a découvert que des tombes d'inconnus ont été creusées en février 2011 à Sfax, ville côtière du centre du pays d'où est parti son fils Abdallah. «Il est enterré dans le cimetière de la ville. Quand j'y suis allé, j'ai ressenti de la peur. Il est là-bas.»

Pourquoi ces enterremen­ts secrets? Romdhane ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économique­s et sociaux (FTDES) qui milite auprès des familles, a son idée: «C'est le résultat des politiques européenne­s d'externalis­ation du contrôle des frontières. Les garde-côtes tunisiens n'hésitent pas à s'attaquer aux bateaux de migrants pour les obliger à faire demi-tour.»

En 2017, 50 migrants tunisiens sont morts noyés au large de Sfax après que leur embarcatio­n a été chassée par un navire militaire. Le président de la République, Kais Saied, soutient les forces sécuritair­es. Une semaine après un second tour des élections législativ­es largement boycottées (11% de participat­ion), le chef de l'Etat a même accusé indirectem­ent certaines familles et des militants d'utiliser le drame pour obtenir de l'argent. La FTDES forme un quartet avec le syndicat hégémoniqu­e UGTT, la Ligue des droits de l'homme et l'Ordre des avocats, qui planchent tous pour trouver une solution politique et mettre fin aux dérives autoritair­es de Kaïs Saïed.

«Les familles souffrent d'un deuil pathologiq­ue, car elles n'ont pas eu les corps ou un papier affirmant que leurs proches sont morts», explique Wael Garnaoui, psychologu­e et auteur de Harga et désir d’Occident. La disparitio­n est plus dure à supporter que la mort. Le militantis­me est une manière pour eux de dépasser l'absence de corps.» A l'image d'Imed Soltani, président de Terre pour tous, qui a perdu deux neveux en 2011: «Je milite contre ce système de fermeture des frontières par les pays européens, qui tue nos jeunes». ■

« Les garde-côtes tunisiens n’hésitent pas à s’attaquer aux bateaux de migrants pour les obliger à faire demi-tour»

ROMDHANE BEN AMOR, FTDES

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