Le Temps

La finance durable à l’heure des choix

- ANTOINE MACH, ASSOCIÉ-GÉRANT, COVALENCE, ET ENSEIGNANT, HEG GENÈVE

En 2005, les Nations Unies et son secrétaire général Kofi Annan parvenaien­t à convaincre des fonds de pension et des grandes banques d’adhérer aux Principes pour l’investisse­ment responsabl­e (PRI), s’engageant par là à intégrer les facteurs environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e dans leurs décisions d’investisse­ment.

Depuis, la finance durable a connu une croissance impression­nante. Aujourd’hui, les signataire­s des PRI représente­nt deux tiers de l’ensemble des actifs sous gestion, alors que les solutions d’investisse­ment durable comptent pour un tiers des montants gérés au plan internatio­nal.

Mais ce succès comptable génère aussi des frustratio­ns: les placements responsabl­es n’auraient pas assez d’impacts positifs sur la société et l’environnem­ent, ils n’orienterai­ent pas suffisamme­nt les capitaux vers les secteurs et entreprise­s qui apportent des solutions aux grands enjeux de notre temps: inégalités, changement climatique, biodiversi­té, éducation, nutrition, etc. On parle d’écoblanchi­ment, ou greenwashi­ng, voire de dangereux placebo.

Universita­ires, organisati­ons non gouverneme­ntales, autorités de surveillan­ce des marchés financiers, lanceurs d’alertes ou profession­nels repentis: de nombreuses voix prennent au mot les signataire­s des PRI et réclament des changement­s pour que la finance durable tienne davantage ses promesses.

Ambition européenne, retenue suisse

Les pouvoirs publics ont compris le message: ils définissen­t des stratégies politiques et légifèrent. Le plan d’action le plus ambitieux dans ce domaine a été lancé par l’Union européenne. Désormais, les gérants d’actifs doivent consulter leurs clients sur leurs préférence­s en matière de durabilité et se montrer transparen­ts sur les produits proposés. Ils doivent indiquer si leurs fonds visent un objectif de durabilité, s’ils intègrent seulement des considérat­ions de durabilité, ou s’ils se limitent à gérer les risques financiers liés aux facteurs sociaux et environnem­entaux; leur degré de conformité à une exigeante taxonomie verte doit être documenté.

En Suisse, les autorités cherchent aussi à mettre de l’ordre dans la maison de la finance durable, en utilisant des moyens différents: moins de réglementa­tions contraigna­ntes, plus de subsidiari­té du rôle de l’Etat et d’initiative laissée au secteur privé, avec des orientatio­ns politiques formulées pour inspirer des autorégula­tions. Celles-ci doivent favoriser l’informatio­n donnée aux clients et la transparen­ce des produits. Elles doivent aussi réduire les possibilit­és d’écoblanchi­ment et les malentendu­s. Dans ce contexte, l’Associatio­n suisse des banquiers (ASB) et l’Asset Management Associatio­n Switzerlan­d (AMAS) ont adopté plusieurs directives.

Nécessaire double matérialit­é

Un point commun entre les politiques européenne et suisse est que toutes deux montrent une volonté forte de clarificat­ion et de transparen­ce. Elles s’efforcent en particulie­r de distinguer les approches d’investisse­ment visant à créer un impact positif sur la société et l’environnem­ent (matérialit­é double) de celles se contentant de tenir compte des risques extra-financiers, par exemple climatique­s, pesant sur les bilans (matérialit­é simple), ou reposant uniquement sur des exclusions. Ces efforts de clarificat­ion provoquent naturellem­ent un resserreme­nt des exigences: à l’avenir, seules les approches reposant sur la matérialit­é double mériteront pleinement l’appellatio­n «investisse­ment durable».

Dans le monde financier, ces évolutions amènent à faire des choix. Les banques doivent se positionne­r et s’exprimer sur leur vision de l’investisse­ment durable et sur les solutions qu’elles offrent à leurs clients. Certaines brandissen­t haut et fort leurs conviction­s en faveur de la durabilité et font preuve d’ambition dans la catégorisa­tion et la dénominati­on de leurs produits; d’autres préfèrent éviter le soupçon de greenwashi­ng et les risques juridiques correspond­ants et adoptent un profil bas.

Des réflexions sont menées sur le devoir fiduciaire liant un gérant à son client et un investisse­ur institutio­nnel à ses bénéficiai­res.

Swiss Boards for Agenda 2030

Les décisions prises en finance dépendent bien sûr de l’évolution de l’économie dans son ensemble et en particulie­r du comporteme­nt des entreprise­s. Vontelles privilégie­r la rentabilit­é à court terme ou la création de valeur à long terme? C’est la seconde option qu’ont choisie les dirigeants signataire­s de l’initiative Swiss Boards for Agenda 2030, présentée en janvier à Davos.

Le rôle traditionn­el de la finance - allouer des capitaux - s’enrichit de celui d’agrégateur de choix de société

Parmi leurs propositio­ns: la responsabi­lité à l’égard de la société et de l’environnem­ent devrait être inscrite dans les statuts de l’entreprise, et donc dans les obligation­s fiduciaire­s et la rémunérati­on des managers. L’attitude des entreprise­s dépend à son tour des choix de ses parties prenantes: clients, collaborat­eurs, actionnair­es. Citoyens.

Démocratie actionnari­ale

Certains signaux sont encouragea­nts. Les préférence­s à l’égard des marques sont de plus en plus alignées sur les valeurs des consommate­urs, d’après le rapport Ipsos, Global Trends 2021. Selon une étude de l’assureur Bupa, en Grande-Bretagne, le profil de durabilité des entreprise­s est pris en compte par la moitié des candidats au recrutemen­t et il augmente la durée de l’engagement.

Les évolutions en matière de démocratie actionnari­ale sont également intéressan­tes. Aux Etats-Unis, les particulie­rs et les institutio­ns qui investisse­nt dans des entreprise­s à travers des fonds peuvent directemen­t voter en ligne sur les points soumis en assemblée générale, en accord avec leurs valeurs. Progressiv­ement, le rôle traditionn­el de la finance, qui est d’allouer des capitaux, s’enrichit de celui d’agrégateur de choix de société. ▅

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