La finance durable à l’heure des choix
En 2005, les Nations Unies et son secrétaire général Kofi Annan parvenaient à convaincre des fonds de pension et des grandes banques d’adhérer aux Principes pour l’investissement responsable (PRI), s’engageant par là à intégrer les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance dans leurs décisions d’investissement.
Depuis, la finance durable a connu une croissance impressionnante. Aujourd’hui, les signataires des PRI représentent deux tiers de l’ensemble des actifs sous gestion, alors que les solutions d’investissement durable comptent pour un tiers des montants gérés au plan international.
Mais ce succès comptable génère aussi des frustrations: les placements responsables n’auraient pas assez d’impacts positifs sur la société et l’environnement, ils n’orienteraient pas suffisamment les capitaux vers les secteurs et entreprises qui apportent des solutions aux grands enjeux de notre temps: inégalités, changement climatique, biodiversité, éducation, nutrition, etc. On parle d’écoblanchiment, ou greenwashing, voire de dangereux placebo.
Universitaires, organisations non gouvernementales, autorités de surveillance des marchés financiers, lanceurs d’alertes ou professionnels repentis: de nombreuses voix prennent au mot les signataires des PRI et réclament des changements pour que la finance durable tienne davantage ses promesses.
Ambition européenne, retenue suisse
Les pouvoirs publics ont compris le message: ils définissent des stratégies politiques et légifèrent. Le plan d’action le plus ambitieux dans ce domaine a été lancé par l’Union européenne. Désormais, les gérants d’actifs doivent consulter leurs clients sur leurs préférences en matière de durabilité et se montrer transparents sur les produits proposés. Ils doivent indiquer si leurs fonds visent un objectif de durabilité, s’ils intègrent seulement des considérations de durabilité, ou s’ils se limitent à gérer les risques financiers liés aux facteurs sociaux et environnementaux; leur degré de conformité à une exigeante taxonomie verte doit être documenté.
En Suisse, les autorités cherchent aussi à mettre de l’ordre dans la maison de la finance durable, en utilisant des moyens différents: moins de réglementations contraignantes, plus de subsidiarité du rôle de l’Etat et d’initiative laissée au secteur privé, avec des orientations politiques formulées pour inspirer des autorégulations. Celles-ci doivent favoriser l’information donnée aux clients et la transparence des produits. Elles doivent aussi réduire les possibilités d’écoblanchiment et les malentendus. Dans ce contexte, l’Association suisse des banquiers (ASB) et l’Asset Management Association Switzerland (AMAS) ont adopté plusieurs directives.
Nécessaire double matérialité
Un point commun entre les politiques européenne et suisse est que toutes deux montrent une volonté forte de clarification et de transparence. Elles s’efforcent en particulier de distinguer les approches d’investissement visant à créer un impact positif sur la société et l’environnement (matérialité double) de celles se contentant de tenir compte des risques extra-financiers, par exemple climatiques, pesant sur les bilans (matérialité simple), ou reposant uniquement sur des exclusions. Ces efforts de clarification provoquent naturellement un resserrement des exigences: à l’avenir, seules les approches reposant sur la matérialité double mériteront pleinement l’appellation «investissement durable».
Dans le monde financier, ces évolutions amènent à faire des choix. Les banques doivent se positionner et s’exprimer sur leur vision de l’investissement durable et sur les solutions qu’elles offrent à leurs clients. Certaines brandissent haut et fort leurs convictions en faveur de la durabilité et font preuve d’ambition dans la catégorisation et la dénomination de leurs produits; d’autres préfèrent éviter le soupçon de greenwashing et les risques juridiques correspondants et adoptent un profil bas.
Des réflexions sont menées sur le devoir fiduciaire liant un gérant à son client et un investisseur institutionnel à ses bénéficiaires.
Swiss Boards for Agenda 2030
Les décisions prises en finance dépendent bien sûr de l’évolution de l’économie dans son ensemble et en particulier du comportement des entreprises. Vontelles privilégier la rentabilité à court terme ou la création de valeur à long terme? C’est la seconde option qu’ont choisie les dirigeants signataires de l’initiative Swiss Boards for Agenda 2030, présentée en janvier à Davos.
Le rôle traditionnel de la finance - allouer des capitaux - s’enrichit de celui d’agrégateur de choix de société
Parmi leurs propositions: la responsabilité à l’égard de la société et de l’environnement devrait être inscrite dans les statuts de l’entreprise, et donc dans les obligations fiduciaires et la rémunération des managers. L’attitude des entreprises dépend à son tour des choix de ses parties prenantes: clients, collaborateurs, actionnaires. Citoyens.
Démocratie actionnariale
Certains signaux sont encourageants. Les préférences à l’égard des marques sont de plus en plus alignées sur les valeurs des consommateurs, d’après le rapport Ipsos, Global Trends 2021. Selon une étude de l’assureur Bupa, en Grande-Bretagne, le profil de durabilité des entreprises est pris en compte par la moitié des candidats au recrutement et il augmente la durée de l’engagement.
Les évolutions en matière de démocratie actionnariale sont également intéressantes. Aux Etats-Unis, les particuliers et les institutions qui investissent dans des entreprises à travers des fonds peuvent directement voter en ligne sur les points soumis en assemblée générale, en accord avec leurs valeurs. Progressivement, le rôle traditionnel de la finance, qui est d’allouer des capitaux, s’enrichit de celui d’agrégateur de choix de société. ▅