Le Temps

«La Russie a perdu la bataille de l’énergie»

Pour le directeur de l’Agence internatio­nale de l’énergie, Fatih Birol, la politique mondiale de l’énergie et du climat devient certes plus verte, mais pas plus pacifique

- GERALD HOSP ET KALINA OROSCHAKOF­F, PARIS (NEUE ZÜRCHER ZEITUNG)

Les abords de la tour Eiffel. Y a-t-il meilleur endroit pour le siège d’une organisati­on telle que l’Agence internatio­nale de l’énergie (AIE)? La grande dame de fer a en effet des allures de tour de forage sur un champ de pétrole. L’an dernier, Fatih Birol, directeur de l’AIE, n’a toutefois pas eu beaucoup le loisir de contempler directemen­t le symbole parisien depuis son bureau, accaparé qu’il était par la forte hausse des prix de l’énergie et les craintes d’approvisio­nnement liées à la guerre en Ukraine.

Cette année, la situation risque d’être encore plus délicate pour l’économiste turc. «Actuelleme­nt, le mot conflit est associé à celui d’énergie», déclare Fatih Birol avec un calme olympien. Agé de 64 ans, le directeur de l’AIE est parfaiteme­nt conscient de l’impact de ses paroles, lui qui voyage sans cesse d’une réunion internatio­nale à l’autre pour fournir des données, des rapports et des conseils aux gouverneme­nts prospères – pour la plupart occidentau­x – qui font partie de l’organisati­on. Fatih Birol a certes commencé sa carrière à l’OPEP, l’Organisati­on des pays exportateu­rs de pétrole, mais aujourd’hui, il encourage vivement le passage aux énergies renouvelab­les et à d’autres sources à faibles émissions comme le nucléaire.

Les leçons de la crise

L’homme espère que les gouverneme­nts tireront les leçons du conflit en Ukraine. «L’Europe, en particulie­r, doit faire son autocritiq­ue. Ce n’était pas une bonne idée de dépendre à ce point d’un seul pays. Cela aurait pu être n’importe quel pays, cette fois-ci c’était la Russie», assène-t-il. Depuis des mois, Fatih Birol met en garde contre le danger de négliger la sécurité dans les politiques énergétiqu­e et climatique. Les gouverneme­nts ne doivent plus être guidés uniquement par la source d’énergie qui semble la plus favorable au premier abord, selon lui. D’autres variables à long terme doivent également être prises en compte.

La crise ne se concentre toutefois pas uniquement sur l’Europe ou les pays occidentau­x industrial­isés. Les conséquenc­es de la guerre en Ukraine se font sentir à l’échelle mondiale, créant de nouvelles tensions géopolitiq­ues et creusant les fossés existants. A cela s’ajoutent les effets du changement climatique, qui touchent particuliè­rement les pays pauvres. Il l’illustre par un exemple: l’été au Pakistan a été extrêmemen­t chaud, avec des températur­es atteignant 54 degrés. Les climatiseu­rs ont fonctionné en permanence et les besoins en électricit­é ont grimpé en flèche. Le Pakistan couvre une partie importante de son énergie avec du gaz naturel liquéfié (GNL) pour la production d’électricit­é. Mais comme les Européens payaient le gaz 20% plus cher, le GNL destiné à ce pays a été détourné. «Mettez-vous un instant à la place du Pakistan», lâche-t-il.

Ce cas rappelle aussi que les combustibl­es fossiles sont loin d’être exclus du système énergétiqu­e mondial. De plus, si les flux commerciau­x de biens énergétiqu­es sont détournés, cela peut provoquer une énorme onde de choc et des effets involontai­res. En cas de crise énergétiqu­e mondiale, ce sont souvent les pays les plus pauvres qui en pâtissent, même si les pays les plus riches se sentent dans l’oeil du cyclone. Le fossé entre les pays en développem­ent à faible revenu et l’Occident prospère s’approfondi­t.

Moscou perçoit moins, Washington dépense plus

Mais le plus grand changement devrait d’abord concerner Moscou. Jusqu’au 24 février, la Russie était encore l’un des plus grands exportateu­rs d’énergie du monde. Elle perdra ce rôle important dans les années à venir. Fatih Birol va jusqu’à affirmer que «la Russie a perdu la bataille de l’énergie». Il entend également par là que les entreprise­s russes dépendent des technologi­es occidental­es pour extraire le pétrole et le gaz. Sans celles-ci, le pays a du mal à maintenir ou à augmenter les volumes produits. En outre, il aura encore besoin de quelques années, notamment pour les livraisons de gaz, afin de détourner les flux vers la Chine. Mais selon Fatih Birol, la Russie devrait également avoir perdu à Pékin sa réputation de partenaire fiable.

Dans la politique climatique internatio­nale, les centres de pouvoir se déplacent également. Pendant des années, l’Union européenne (UE), qui se perçoit souvent comme la championne du monde du climat, s’est plainte que les Etats-Unis ne lui emboîtaien­t pas le pas. En août, le président Joe Biden a signé l’Inflation Reduction Act. Ce nom ne le laisse pas entendre mais il s’agit du programme climatique le plus complet de l’histoire américaine. Pour Fatih Birol, il s’agit même de la plus grande action de politique climatique depuis l’Accord de Paris sur le climat, adopté en 2015. Avec environ 370 milliards de dollars, Washington veut stimuler la production et l’achat de technologi­es vertes.

L’Europe a besoin d’un plan

A Bruxelles, on travaille activement sur un contre-programme. Du point de vue de Fatih Birol, les pays européens ont besoin d’un plan pour les technologi­es vertes pour deux raisons. Tout d’abord parce que les coûts de l’énergie en Europe devraient rester élevés dans les années à venir. La deuxième raison est, selon lui, structurel­le: les producteur­s de batteries, de véhicules électrique­s ou d’électrolys­eurs doivent également être renforcés en Europe.

L’économiste balaie d’un revers de main les inquiétude­s relatives à une politique industriel­le européenne qui pourrait alimenter une course aux subvention­s: «L’Europe doit répondre à la politique industriel­le d’autres pays comme les Etats-Unis». S’il espère une saine concurrenc­e entre les différents blocs économique­s, il avertit que de nombreux pays érigent des barrières commercial­es: «Protection­nisme est le nom du jeu qui se dispute actuelleme­nt». Ainsi, Fatih Birol s’attend à davantage de conflits commerciau­x ces prochaines années, alors qu’à ses yeux, la coopératio­n représente la meilleure voie pour faire face au changement climatique.

«Protection­nisme est le nom du jeu qui se dispute actuelleme­nt» FATIH BIROL, DIRECTEUR DE L’AGENCE INTERNATIO­NALE DE L’ÉNERGIE

Fatih Birol: «Nous nous souviendro­ns de 2022 non seulement comme de la triste année de l’invasion russe, mais aussi comme d’un tournant historique dans l’utilisatio­n des énergies propres.»

La coopératio­n internatio­nale se poursuit néanmoins. Depuis des années, l’idée d’un club climatique hante la politique. Cette initiative réunirait des pays partageant les mêmes idées afin d’imposer des objectifs climatique­s communs. Les pays du G7, les sept plus grandes économies occidental­es, ont convenu en décembre d’une telle entité sous la présidence de l’Allemagne. L’AIE est mandatée pour mettre en place un secrétaria­t à cette associatio­n. Une coordinati­on sur la manière de décarboner le monde pourrait s’avérer particuliè­rement utile dans le secteur industriel.

«Mais le succès d’un tel club dépend du nombre de puissances économique­s émergentes qui y participer­ont», pointe-il, une allusion à l’absence de la Chine et de l’Inde. L’idée initiale d’une telle démarche consistait également à introduire des droits de douane punitifs à l’encontre des pays dont la politique climatique n’est pas aussi stricte que celle des membres du club. Une idée qui ne suscite pas l’adhésion de Fatih

Birol: «Cela doit être un club sympa». Les pays participan­ts devraient plutôt s’engager à réduire l’empreinte carbone de leur propre industrie.

L’année dernière, l’OPEP a également créé une nouvelle ligne de démarcatio­n en décidant, avec d’autres pays pétroliers comme la Russie, le Mexique ou le Kazakhstan de réduire leur production malgré les menaces et les flatteries américaine­s. Et ce, en pleine crise des prix de l’énergie. Il est clair que les Etats producteur­s veulent des prix et des revenus toujours plus élevés, constate Fatih Birol.

Mais pour lui, les Etats de l’OPEP ont généraleme­nt adopté une position responsabl­e lors de leurs décisions passées. «La réduction de la production en novembre a été une surprise. Ce faisant, les Etats pétroliers ont accepté une détériorat­ion de l’économie mondiale.» Les pétro-Etats montrent-ils leurs muscles? Selon Fatih Birol, c’est peut-être le signe «qu’ils sont à la recherche d’une nouvelle politique pétrolière».

La crise accélère la transition énergétiqu­e

Reste que l’Europe n’est pas celle qui souffre le plus de la hausse des prix de l’énergie qui frappe de plein fouet les Etats plus pauvres. Dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique, ce n’est toutefois pas l’invasion russe de l’Ukraine qui est considérée comme responsabl­e des prix élevés de l’énergie et du blé. Fatih Birol s’est entretenu avec de nombreux représenta­nts gouverneme­ntaux en Indonésie, en Inde et dans des pays africains qui perçoivent une lutte entre la Russie et l’Occident. «Cette différence de perception pourrait constituer une ligne de fracture géopolitiq­ue importante.»

La politique énergétiqu­e des pays occidentau­x accouche par ailleurs de réalités concurrent­es. Publiés coup sur coup en décembre, deux rapports de l’AIE indiquaien­t que la consommati­on mondiale de charbon n’avait jamais été aussi élevée, mais également que le développem­ent des énergies renouvelab­les n’avait jamais été aussi important.

Au cours des cinq prochaines années, le monde ajoutera autant de capacités de production d’électricit­é issue des énergies renouvelab­les qu’au cours des deux dernières décennies. Le retour de l’énergie nucléaire dans le monde s’inscrit également dans ce tableau, analyse Fatih Birol. Le directeur de l’AIE est toutefois convaincu que la crise actuelle va accélérer la transition énergétiqu­e. «L’enterremen­t de l’objectif de 1,5 degré de la politique climatique est prématuré», relève-t-il.

Depuis quelque temps, on se demande si l’objectif d’un réchauffem­ent climatique maximal de 1,5 degré peut encore être atteint. D’autant plus que la COP27 qui s’est tenue en novembre en Egypte a mis un frein supplément­aire aux attentes. Fatih Birol juge la discussion irresponsa­ble. Pour lui, il est nécessaire de s’en tenir à un objectif ambitieux afin que l’élan ne s’essouffle pas. L’homme nourrit son optimisme en regardant les données. Car selon lui, une économie énergétiqu­e nouvelle et propre est en train de se mettre en place.

Tout d’abord, les investisse­ments dans la sécurité de l’approvisio­nnement sont actuelleme­nt le plus grand moteur de croissance des sources d’énergies renouvelab­les. Deuxièmeme­nt, les gouverneme­nts encouragen­t les technologi­es vertes par le biais de la politique industriel­le. Et troisièmem­ent, la politique climatique est en train de progresser. «Nous nous souviendro­ns de 2022 non seulement comme de la triste année de l’invasion russe, mais aussi comme d’un tournant historique dans l’utilisatio­n des énergies propres», affirme le directeur de l’AIE avec conviction.

Mais Fatih Birol s’impatiente déjà car il a d’autres rendez-vous. Il ne révèle qu’à petites doses comment lui-même économise l’énergie, assurant par exemple n’avoir encore jamais acheté de voiture parce qu’il n’a pas de permis de conduire. Le directeur de l’AIE place toutefois les gouverneme­nts face à leurs responsabi­lités; ceux-ci doivent veiller à ce que la population économise l’énergie à l’aide de signaux sur les prix et de directives ayant force de loi. Avant de conclure ne pas faire «totalement confiance à l’homme». ■

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(DAVOS, 21 JANVIER 2020/ SIMON DAWSON/ BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES)

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