A l’Opéra du Rhin, un autiste plongé dans un conte de fées
Dmitri Tcherniakov reprend en Alsace sa célèbre mise en scène du «Conte du tsar Saltane» de Nikolaï RimskiKorsakov, dont il fait du héros un jeune autiste. Renversant
Un autiste devient le héros d’un opéra. C’est une première sur les scènes lyriques, et c’est le pari gonflé du metteur en scène Dmitri Tcherniakov, ce Russe déraciné à Berlin qui n’a pas son pareil pour faire parler l’inconscient des ouvrages qu’il monte en rafales dans toute l’Europe. Pari risqué non pas seulement pour la radicalité de sa lecture, mais parce qu’il s’agit de faire jouer un autiste par un chanteur sans qu’il puisse être question d’une forme d’appropriation caricaturale d’un état psychique si souvent caricaturé.
Voici donc un garçon seul avec sa mère, sur un plateau gris et nu, à l’exception de trois pauvres chaises et de quelques jouets: une figurine de princesse, une poupée en forme d’écureuil, une petite armée de soldats de plomb. Un mur doré ferme la scène. C’est un grand jour: la mère s’est décidée à expliquer à son fils pourquoi son père les a abandonnés à la naissance, car celui-ci doit tout à l’heure réapparaître après de longues années pour tenter les retrouvailles avec son gosse devenu grand.
Mais le seul mode de communication avec l’adolescent se révèle être le conte de fées. Alors la mère raconte Le Conte du tsar Saltane. Et l’opéra démarre: un opéra de Rimski-Korsakov, cet officier de marine qui ne rêvait que de musique et qui, en autodidacte, devint un orchestrateur de génie après avoir appris à jouer de tous les instruments d’une formation symphonique. Si ses opéras, une dizaine, sont rarement joués en Occident, ils sont fameux en Russie, où Le Conte du tsar Saltane, inspiré de Pouchkine, est tout aussi célèbre que Blanche-Neige ou Cendrillon dans l’ouest européen.
Le conte ici va ainsi devenir l’instrument cathartique destiné à faire reprendre contact au jeune homme avec la réalité: le tsar Saltane, dupé par un stratagème, rejette son épouse et leur nouveau-né qu’il expédie sur les mers dans un tonneau. Sur l’île déserte où ils accostent, une princesse-cygne accomplira des miracles, le prince Gvidon deviendra roi d’une merveilleuse cité grâce à un écureuil magique et une armée de 33 preux sortis des eaux. Il épousera la princesse sans guérir sa nostalgie jusqu’au jour où le tsar, averti de la tromperie qui l’avait abusé, débarque et reconnaît sa faute. Pardon général et happy end.
Des traits qui prennent vie
Sur le fastueux tapis orchestral, la scène est peu à peu envahie par les personnages du conte, costumés à la manière des dessins de livres pour enfants, grotesques et fantastiques, avec des costumes crayonnés de couleurs (signés Elena Zaytseva). A mesure que le récit se déploie, les spasmes du jeune homme se calment, il se met à dessiner sur le mur d’or des traits qui prendront vie sous forme de dessins animés. Une fois le mur retiré, un écran de tulle le remplacera, sur lequel les vidéos de Gleb Filshtinsky évoqueront les rêves et les cauchemars peuplant l’imaginaire du garçon, nés des aventures du prince Gvidon.
Cette parfaite mise en symbiose du conte et de la psyché du jeune autiste situe l’opéra dans une dimension autre que la simple féerie qu’il déroule: de bout en bout, on y assiste en une forme de communion compassionnelle avec les tourments du jeune homme, collé à l’espoir que le recours à cette métaphore amorcera la réparation attendue.
Ce ne sera évidemment pas le cas. La vie n’est pas un conte de fées, nous dit le metteur en scène. Lorsque le conte s’achève par le débarquement du tsar sur l’île de son fils devenu lui-même un roi, la réalité reprend le dessus. Le mur doré s’est refermé. Le père arrive entouré de la famille et du choeur des amis. Le fils, soutenu par sa mère et la princesse qui s’est révélée être sa thérapeute, consent à le prendre dans ses bras. Le choeur alors se déchaîne pour célébrer le geste réparateur. Mais cette liesse va terroriser le jeune homme qui se jettera contre le mur, le frappant en vain de ses poings pour retrouver l’espace de son rêve. Sur la conclusion orchestrale éclatante, on le verra prostré, alors que la mère épouvantée hurlera son désespoir.
Une communion compassionnelle avec les tourments du jeune homme
Distribution de haut vol
La beauté de ce spectacle vient de la manière qu’il a de respecter pleinement la féerie du conte tout en travaillant son articulation avec la réalité tragique qui la met en échec. Mais rien ne serait possible sans la performance du jeune ténor ukrainien Bogdan Volkov, sa voix juvénile et claire, son agilité corporelle exceptionnelle qui le voit de bout en bout sur scène, avec ses spasmes, ses tics, ses replis terrorisés et ses épanchements brusques. Il était déjà de la création triomphale du spectacle à Bruxelles en 2019, il en reste le héros pour cette reprise à l’Opéra du Rhin, avant une nouvelle escale à Madrid. Et c’est une ovation qui l’accueille au moment des saluts.
Une distribution de haut vol l’entoure, où brille en particulier la princesse-cygne-thérapeute de la soprano Julia Muzychenko. Et malgré les quelques faiblesses de l’orchestre philharmonique de Strasbourg, le chef Aziz Shokhakimov fait sonner avec brio les couleurs chatoyantes de la partition. Il est possible que Le Conte du tsar Saltane ne soit pas le meilleur opéra de Rimski-Korsakov, parce que l’orchestre y est plus intéressant que l’écriture vocale, parce qu’il souffre d’une forme de rutilance un peu répétitive. Mais dans les mains de Dmitri Tcherniakov, il se sera transformé en une expérience ensorcelante, proprement inoubliable. ■