Le Temps

«Entre les concerts, j’aime tricoter, comme Sir Colin Davis»

CLASSIQUE La cheffe d’orchestre australien­ne Simone Young dirige pour la première fois l’Orchestre de la Suisse romande dans une série de trois concerts. Discussion avec une grande musicienne que la question sur les femmes au pupitre irrite

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE DE BANES GARDONNE @JuliettedB­g

En musique, une partition «qui tricote» signifie qu’elle contient beaucoup de notes. En quarante ans de carrière, Simone Young en a vu passer un certain nombre… Native de Sydney, la cheffe d’orchestre, qui fut invitée de l’Orchestre de chambre de Lausanne (OCL) de 2017 à 2020, fait figure de pionnière et a enchaîné les titres de «première dame» dans le monde orchestral. Première femme à diriger dans la fosse de l’Opéra de Vienne (La Bohème, 1993), première à conduire les Wiener Philharmon­iker (2005), première à s’être frottée au Ring de Wagner, et première enfin à diriger une production lyrique à l’Opéra de Paris (Les Contes d’Hoffmann, 1993). Ce statut de pionnière de la baguette la met pourtant mal à l’aise aujourd’hui, car elle ne souhaite pas être réduite à son genre. Interview, alors qu’elle vient diriger pour trois concerts l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), avec comme invité le violoncell­iste austro-iranien Kian Soltani.

«Pour moi, le geste est toujours lié à une idée du son»

Vous avez commencé la direction à l’Opéra de Sydney. Comment êtes-vous montée au pupitre? J’ai débuté à l’Opéra de Sydney comme pianiste répétitric­e. C’est un métier où nous assistons les chefs durant les répétition­s. Et comme souvent dans une carrière, le jour est arrivé où le chef principal n’était pas là et je l’ai remplacé. C’était en 1984. Par un drôle de hasard, Richard Bonynge, alors directeur musical de l’opéra, se trouvait en Suisse pour des concerts. Il y avait de la neige et il n’a pas pu décoller. Je l’ai remplacé pour diriger le ballet Le Papillon d’Offenbach. C’est comme cela que j’ai commencé la direction d’orchestre, et cela n’a jamais arrêté. J’ai ensuite déménagé à Cologne puis Berlin pour travailler avec Daniel Barenboim.

Entre le répertoire opératique et symphoniqu­e subsiste l’idée que ce dernier est une sorte d’apogée pour les chefs. C’est ce que vous ressentez aussi? Pas du tout! Je pense que cela dépend de l’instrument que l’on pratique au départ. Si on est pianiste, on commence par les opéras. Pour les violoniste­s, c’est l’inverse. Zubin Mehta jouait de la contrebass­e, il a abordé le répertoire symphoniqu­e en premier lieu. Mais tôt ou tard, les opéras de Strauss, de Wagner et de Verdi finissent toujours par démanger un chef d’orchestre. Je trouve que ce qu’on doit chercher, c’est l’équilibre entre les deux. Pour ma part, je consacre à peu près quatre mois par saison à l’opéra et le reste au symphoniqu­e. Qui peut diriger la 9e symphonie de Beethoven sans avoir dirigé Fidelio? Idem pour Tchaïkovsk­i. Hier, j’étais à Madrid pour diriger la 6e symphonie de Tchaïkovsk­i, qui est tellement compréhens­ible lorsqu’on connaît Eugène Onéguine. Les symphonies sont les frères et les soeurs de l’opéra. Il faut faire les deux. Il faut dire aussi dire que les concerts symphoniqu­es sont beaucoup plus simples qu’une production d’opéra.

Pas de chanteurs à diriger depuis la fosse et donc moins de temps de répétition? Oui, entre autres… Je viens de faire le mois dernier Der Rosenkaval­ier [de Richard Strauss] au Metropolit­an de New York: le programme que nous donnerons avec l’OSR est aussi long que le premier acte de l’opéra!

A vous entendre, l’endurance est cruciale pour une cheffe… Oui, c’est très sportif. A mon âge, 62 ans, c’est très important de rester en forme. Mais les petites douleurs commencent à apparaître… Je dois faire de la physiothér­apie chaque jour.

Votre geste évolue avec l’âge? Absolument! Quand on est jeune, on est plein d’énergie et pas très discipliné. On cherche aussi parfois à être un peu théâtral. Avec les années, on s’économise un peu plus. Pour moi, le geste est toujours lié à une idée du son. Avec un orchestre comme l’OSR, le chef n’est pas là pour être un métronome, mais pour conduire l’architectu­re de la musique.

Pour ce programme avec l’OSR, vous allez diriger le «Concerto pour orchestre» de Bartok. Qu’allez-vous chercher dans cette partition? C’est la première fois que je travaille avec l’OSR, en revanche je connais l’acoustique du Victoria Hall. La salle n’est pas grande mais tellement belle, avec une acoustique très riche. J’ai cherché une oeuvre qui puisse d’abord convenir à cette acoustique. Le Concerto pour orchestre de Bartok me semble très adapté: il est virtuose pour les musiciens, il y a du lyrique, du tragique. C’est une partition que j’ai beaucoup dirigée et que je trouve très intéressan­te pour l’orchestre, car il y a beaucoup à chercher. J’ai également une affection particuliè­re pour la musique slave que je ne peux pas vraiment expliquer. Une sorte d’âme slave en étant australien­ne. Toute la musique de ces compositeu­rs m’attire. Bartok complète idéalement la première partie de ce programme consacré au Concerto pour violoncell­e d’Elgar, très connu. Ce que je vais chercher à éviter, avec ce fameux concerto, c’est que les tutti ne deviennent trop lourds. Selon moi, Il faut aborder Elgar comme Brahms, sous l’angle de ces musiciens spécialist­es, des lieder et de la chanson. C’est une musique lyrique dans laquelle je souhaite souligner la finesse et la souplesse pour l’orchestre plutôt que le versant dramatique de l’oeuvre largement sonorisé par le solo du violoncell­e.

Lorsque vous ne dirigez pas, que faitesvous? J’aime tricoter en écoutant des podcasts. En ce moment je prépare une grande couverture pour mon troisième petit-enfant à naître.

Après la baguette, les aiguilles? Exactement! Et c’est peut-être une manie de chef d’orchestre au-delà du genre: car Sir Colin Davis tricote beaucoup et très bien aussi! Ça, il faut le dire… ■

Simone Young & Kian Soltani à l’OSR, mercredi 10 mai à Genève (Victoria Hall, 19h30), jeudi 11 à Lausanne (Théâtre de Beaulieu, 20h15) et vendredi 12 à Fribourg (Théâtre Equilibre, 19h30).

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