Les yeux vers l’avenir
Non-voyant depuis son enfance, cet entrepreneur et athlète paralympique au parcours hors norme a été élu sous la bannière Libertés et justice sociale au Grand Conseil genevois
«La limite est celle de notre vision». La phrase à double sens, à la fois drôle et intelligente, figure sur la carte de visite qu'il nous tend à la fin de notre entretien, juste en dessous de son nom et de sa fonction: «serial entrepreneur». C'est que Francisco Taboada, premier député non voyant de l'histoire suisse, entrepreneur et athlète de haut niveau, a le sens de la formule. On l'imagine aisément en ambassadeur Nike façon «Just do it», front perlé de sueur au-dessus de ses yeux voilés d'or, avec en toile de fond des phrases motivantes sur le dépassement de soi.
Né dans le sud de l'Espagne, il subit à l'âge de 2 ans un accident domestique puis une opération ratée qui lui ôtent d'abord une grande partie puis la totalité de la vue. Pour financer ses traitements et opérations, ses parents s'installent définitivement en Suisse en 1981. Son père, joueur semi-professionnel de football en Espagne, devient chauffeur poids lourd tandis que sa mère travaille en tant que femme de ménage. «J'ai grandi dans un environnement précaire, mes parents étant saisonniers et sans droit à l'aide pour mon handicap. Ils ont fait au mieux avec les moyens du bord, et se sont battus pour avancer», relate-t-il.
Changements de cap
Entre ses 5 et ses 15 ans, Francisco Taboada passe sept mois par année à l'hôpital, où s'enchaînent les opérations de greffe de la cornée. En vain. A 16 ans, sa vue est déclarée cause perdue et il intègre une école spécialisée à Lausanne. Il développe alors deux passions: le piano, qu'il étudie puis enseigne à l'Ecole de jazz et musique actuelle de Lausanne (EJMA) et le cyclisme, qu'il pratique en tandem à haut niveau. En 2000, il participe aux Jeux paralympiques de Sydney mais à son retour, alors qu'il doit achever sa licence de virtuosité de piano, une tendinite met subitement fin à ses ambitions musicales.
Agé de 24 ans, il décide de changer totalement de voie et effectue des études d'économie dans une école privée, avant de lancer sa fiduciaire puis son entreprise d'aide au management. En sport aussi, les changements de cap ne lui font pas peur. Après Sydney, il abandonne le cyclisme pour se mettre à la course à pied, qu'il effectue à l'aide de guides. Il détient plusieurs records de Suisse dans sa catégorie, dont celui du marathon, qu'il court en 3h02. Enième revirement en 2021, quand il décide de se consacrer au 1500 mètres dans l'objectif de participer aux Jeux de Paris 2024. «Sa vitesse d'apprentissage, sa volonté et son optimisme me bluffent totalement», admire son entraîneur Willy Hofer. «Il va courir dans la catégorie la plus exigeante contre des gens deux fois plus jeunes que lui», salue son préparateur physique Jean-Pierre Egger.
Ambition politique
En politique aussi, les bifurcations ne l'effraient pas. Conseiller municipal écologiste à Lancy dans les années 2010, il rejoint à la fin de sa législature le PLR et participe à la campagne pour le Grand Conseil en 2013: «Quand on a la volonté de servir la collectivité, on se rend compte qu'il n'y a pas qu'une seule problématique», explique-t-il par rapport à son choix, en référence au climat. Mais s'il intègre les libéraux-radicaux, c'est aussi pour s'allier à Pierre Maudet, avec qui il noue une relation amicale depuis leur adolescence. En 2018, lors de l'éclatement de l'affaire du voyage à Abu Dhabi, Francisco Taboada était un des plus solides soutiens du politicien, créant un groupe Facebook intitulé «Pierre reste!
Genève a besoin de toi!» puis rejoignant le parti L'Elan Radical, bâti dans le sillage de la polémique par des appuis de l'ex-radical.
Cette relation de confiance va dans les deux sens: Pierre Maudet préside depuis 2021 l'association Francitius, qui a pour vocation de promouvoir la course à pied auprès des personnes déficientes visuelles et de mener Francisco Taboada vers les cimes paralympiques. Quand le magistrat déchu a lancé son mouvement Libertés et justice sociale, l'entrepreneur l'a appelé pour offrir ses services. Arrivé premier des viennent-ensuite (lors de l'élection au Grand Conseil), il a été propulsé député par l'élection de Pierre Maudet au Conseil d'Etat, faisant de lui le premier député aveugle de Suisse (il y a déjà eu des élus malvoyants), vérification faite auprès de la Fédération suisse des aveugles et malvoyants.
Revenu de tout, habitué et même friand des obstacles, l'athlète se retrouve dans le discours du conseiller d'Etat fraîchement élu: «La vision de Pierre Maudet me parle, car elle est fondée sur le pragmatisme, la volonté d'agir ensemble et d'aller de l'avant. J'ai la fibre entrepreneuse et je retrouve dans ce mouvement l'envie de repousser les limites des gens.» Concrètement, son arrivée dans l'hémicycle ne posera aucun problème, comme il a pu le vérifier lors de repérages la semaine dernière en compagnie du sautier. En fait, c'est même l'inverse: «En raison de ma déficience visuelle, je lis tous les textes à l'avance [avec un logiciel de lecture vocale, ndlr]. Cela me permet de maîtriser mes dossiers sur le bout des doigts en arrivant en session, ce qui peut me donner un pas d'avance sur mes confrères», détaille-t-il. La nouvelle députation, qui sera intronisée le jeudi 11 mai, est prévenue.
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«J’ai la fibre entrepreneuse, je retrouve dans le mouvement de Maudet l’envie de repousser les limites des gens»