En Turquie, la fin de l’euphorie immobilière
Malgré les scandales de corruption, le zèle bâtisseur du pouvoir a longtemps cimenté la base électorale de l’AKP. Mais avec la crise financière et l’envolée des prix, accéder à la propriété est devenu un rêve inatteignable pour la majorité de la populatio
«Nous commencerons la construction de 309 000 logements dans les mois qui viennent. Je vous demande un an pour réaliser cela», déclarait Recep Tayyip Erdogan le 28 février dernier à Kahramanmaras, une des villes les plus touchées par le tremblement de terre du 6 février qui a fait près de 60 000 victimes dans le sud de la Turquie et le nord de la Syrie. En campagne pour les élections présidentielle et législatives du 14 mai prochain, le président turc multiplie les annonces de programmes immobiliers pour reloger les sinistrés.
L’année 2023, centenaire de la République turque, devait être le point d’orgue d’un règne commencé voici vingt ans. Mais ce jubilé est terni par le marasme économique qui affecte le pays. Les destructions massives dans les villes touchées par le tremblement de terre viennent aussi ébranler un des piliers du système politico-économique qui a permis au dirigeant islamo-conservateur d’asseoir son hégémonie: la construction. En Turquie, le bâtiment est depuis longtemps un secteur clé et proche du pouvoir.
Lors de son passage à la tête de la mairie d’Istanbul entre 1994 et 1998, Erdogan s’était déjà distingué par un zèle bâtisseur en entamant notamment le chantier de Basaksehir, une vaste banlieue hérissée de tours destinée aux classes moyennes conservatrices. Dès son accession au pouvoir national en 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP en turc, fondé en 2001) a mis la construction au coeur de sa stratégie économique. Les métropoles se sont garnies d’interminables banlieues tandis que des infrastructures toujours plus «folles» et onéreuses sont sorties de terre pour flatter l’orgueil national.
«L’AKP a vu la construction comme une industrie utile. Au niveau macroéconomique, elle favorise l’absorption d’une maind’oeuvre peu qualifiée et stimule de nombreux autres secteurs comme le ciment, la sidérurgie, l’extraction minière ou forestière, l’ameublement», estime Melih Yesilbag, chercheur en sciences sociales à l’Université d’Ankara.
Au prix de lourdes externalités sociales et environnementales, le BTP (domaine du bâtiment et des travaux publics) joue un rôle clé dans l’impressionnante croissance économique des années 2000 et 2010. A l’exception de la crise de 2008-2009, la croissance annuelle du secteur de la construction entre 2002 et 2013 oscille entre 8 et 25%, souvent le double, voire le triple de celle du PIB national. Le nombre de nouveaux logements produits annuellement est passé de 160 000 en 2002 à plus de 1,3 million en 2017, celui des ventes de logements de 400 000 en 2008 à environ 1,5 million depuis 2020.
«Au niveau politique, l’AKP a pu développer un tissu d’entreprises loyales, continue Melih Yesilbag. Elles sont totalement dépendantes du parti au pouvoir et ne peuvent pas survivre dans un autre environnement. Elles doivent le soutenir en toutes circonstances.» Cette connivence est particulièrement visible dans les grands projets d’infrastructures dont les annonces sont souvent calquées sur les cycles électoraux. Cinq sociétés surnommées «le gang des 5» par l’opposition raflent une bonne partie des marchés publics. Quatre d’entre elles ont participé au consortium chargé du nouvel aéroport d’Istanbul inauguré en 2018. Ce chantier pharaonique de 12 milliards de dollars a nécessité 7 millions de m³ de béton. Il a aussi causé la destruction de millions d’arbres et la mort d’au moins 55 ouvriers.
Un népotisme endémique
Le développement effréné du secteur de la construction a été soutenu par de nombreuses dispositions légales affaiblissant les mécanismes de contrôle concernant le bâti et la protection de l’environnement ou du patrimoine. TOKI, l’administration dédiée au «logement collectif», est au coeur des efforts publics visant à stimuler l’immobilier. Indépendante du budget gouvernemental, elle n’est pas soumise aux audits de la Cour des comptes. Elle jouit de pouvoirs spéciaux pour choisir ses prestataires sans appels d’offres, exproprier les résidents de zones urbaines entières et vendre les terrains appartenant à l’Etat. En vingt ans, TOKI a construit 1,7 million de logements. Les opposants critiquent son opacité mais aussi sa stratégie qui, dans les grandes métropoles, favorise la maximisation de la rente foncière au détriment du logement social.
Fin 2013, un énorme scandale de corruption éclate. Il implique des proches d’Erdogan et un de ses multiples volets concerne le trucage d’appels d’offres et le versement de pots-de-vin dans le secteur de la construction. L’ancien ministre de la Culture, Ertugrul Günay, quitte alors l’AKP et fustige ceux qui ont transformé Istanbul en une «mine d’or» pour leur «désir de profit». Le pouvoir d’Erdogan vacille mais le dirigeant reprend vite la main et étouffe l’affaire en remplaçant les procureurs chargés de l’enquête.
Le népotisme et les pratiques corruptives tissent un réseau de patronage à travers tout le pays qui renforce l’assise sociale de l’AKP: «Les entreprises choisies pour les contrats publics font des donations à des fondations et des associations liées au gouvernement. Elles peuvent aussi financer l’AKP ou employer des membres du parti», déclare le sociologue Melih Yesilbag.
Au-delà du clientélisme, une grande partie de la société participe à la fièvre immobilière en vendant ou achetant des terres et des biens pour en tirer une plus-value. «La construction a toujours été considérée comme un secteur porteur par la population, car les rentes urbaines sont très lucratives», soutient Ismail Doga Karatepe, chercheur en économie politique à l’Université de Kassel.
Le dynamisme du marché immobilier a permis à l’AKP de répondre au désir d’ascension sociale de la population et d’étendre sa base électorale au-delà des partisans de l’islam politique, un courant historiquement marginal en Turquie. Les plus aisés se sont considérablement enrichis en spéculant. Les classes moyennes ont bénéficié du développement des crédits bancaires pour accéder à des biens modernes dans les nouvelles banlieues. Certains membres des catégories défavorisées – notamment en dehors d’Istanbul – ont pu accéder pour la première fois à la propriété grâce à TOKI.
Dans les quartiers plus centraux, l’Etat a encouragé les projets de «transformation urbaine» visant à remplacer des petits immeubles – souvent construits informellement puis régularisés – par des résidences de standing. Ce processus a aussi permis une forme de redistribution de la rente foncière: «Dans l’esprit des activistes, le renouvellement urbain est indésirable car lié à la gentrification. Mais pour beaucoup, c’est un concept magique car les propriétaires peuvent toucher d’importantes sommes d’argent», note Ismail Doga Karatepe.
Au fil des années, l’endettement des ménages et le stock de logements vides grimpent. Les signaux d’alarme s’accumulent alors que la promotion immobilière bat son plein. Elle envahit les journaux papier et les chaînes de télévision: vantant sécurité, confort et bonheur pour toute la famille.
Modèle à bout de souffle
En surchauffe, le secteur de la construction marque le pas en 2018. Le nombre de permis de construire concernant des nouveaux bâtiments baisse de 37%. Le nombre de ventes de logements baisse de 2,4%, mais surtout, celui des crédits immobiliers chute de 41%. En parallèle, la lire turque connaît une première forte dévalorisation et l’inflation fait son retour.
Contre l’avis de nombreux économistes, Recep Tayyip Erdogan décide en 2019 de baisser radicalement les taux d’intérêt pour favoriser l’investissement des entreprises et la consommation des ménages. «Avec un taux d’intérêt bien inférieur à l’inflation, beaucoup d’amis issus de la classe moyenne ont essayé d’acheter un logement grâce à des crédits de dix ou quinze ans subventionnés par l’Etat. Mais en l’espace de quelques années, les prix de l’immobilier ont quadruplé», affirme Sinan Tankut Gülhan, sociologue à l’Université de Gaziantep, spécialiste des questions urbaines.
Alors que la crise monétaire s’amplifie et que l’inflation atteint des sommets, le marché immobilier se porte mieux depuis 2020. Il est notamment porté par les classes aisées qui sortent leur capital des banques pour l’investir dans la pierre, mais aussi par les ventes aux clients étrangers qui sont devenues une cible marketing majeure. En 2022, les Russes sont d’ailleurs devenus les premiers acheteurs devant les ressortissants des pays du golfe Persique.
«Ils ciblent les acheteurs étrangers»
Demet Uluengin, professeure d’architecture à l’Université Ozyegin d’Istanbul, a récemment réalisé une étude sur la promotion immobilière dans la périphérie ouest d’Istanbul, une zone soumise à une intense spéculation depuis l’annonce par Erdogan en 2011 du projet (toujours pas réalisé) de creusement d’un canal parallèle au Bosphore. «Les logements proposés sont inabordables pour le citoyen turc lambda, affirme-t-elle, donc ils ciblent les étrangers, notamment à travers le programme qui permet d’obtenir la nationalité turque [lancé en 2017]. On voit souvent des passeports turcs et des symboles de dollars sur les visuels publicitaires.»
Alors que les loyers flambent eux aussi, accéder à la propriété est devenu un rêve inaccessible pour de nombreux Turcs: «Quelques individus achètent un grand nombre de biens et la majorité est exclue du marché. Cela touche spécialement les classes moyennes et les jeunes générations», s’inquiète Sinan Tankut Gülhan.
Le modèle économique d’Erdogan peine dorénavant à concilier les intérêts du secteur de la construction avec ceux d’une grande partie de la population. Fin avril, le président a réitéré une nouvelle fois sa promesse de transformer la Turquie en une nation de propriétaires lors d’un meeting électoral. Pourtant, la proportion de ménages possédant leur logement a baissé de 73% à moins de 60% depuis 2002, d’après des études indépendantes. Le 14 mai, les électeurs turcs devront choisir entre une fuite en avant ou une réorientation de la politique économique.
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«Les entreprises choisies pour les contrats publics font des donations à des fondations et des associations liées au gouvernement»
MELIH YESILBAG, CHERCHEUR EN SCIENCES SOCIALES À L’UNIVERSITÉ D’ANKARA