Le Temps

ChatGPT va-t-il tuer la lettre de motivation?

L’intelligen­ce artificiel­le simplifie largement l’exercice rédactionn­el. De quoi faire douter encore de l’utilité d’un tel document, déjà âprement débattue

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann * Prénom d’emprunt

Damien*, trentenair­e genevois, cherche du travail depuis deux mois dans le secteur des organisati­ons internatio­nales. Depuis quatre semaines, ses postulatio­ns ont changé: il s’aide d’un certain ChatGPT. «Je copie le descriptif de poste et l’intelligen­ce artificiel­le me propose directemen­t une lettre de motivation. Je l’adapte à mon profil, la personnali­se, mais le résultat est déjà bon et calibré au niveau de la longueur.»

Sa nouvelle méthode semble porter ses fruits: déjà au bénéfice d’un bon CV, Damien dit être passé d’un mois à l’autre à une convocatio­n à un entretien sur trois postulatio­ns plutôt qu’à une sur huit, même si d’autres facteurs que ChatGPT entrent sans doute en compte. «Rédiger plus rapidement enlève en tout cas un poids et permet de se concentrer sur d’autres dimensions.»

Damien n’est pas le seul à faire usage de ChatGPT pour ses postulatio­ns: de nombreuses personnes nous ont signalé l’utiliser aussi de cette manière. Cette pratique aura-t-elle donc des conséquenc­es sur la valeur accordée à ce fameux document?

«Nous n’utilisons de toute façon pas beaucoup les lettres de motivation, nous contactons directemen­t les candidats sur la base de leur CV, réagit Juliette Gueissaz, responsabl­e régionale Vaud et Genève pour le cabinet de recrutemen­t Careerplus. Elles sont dans tous les cas un peu bateau et selon moi déjà un peu dépassées. Ce ne serait pas un problème si ChatGPT sonne le glas de ce support qui ne sert presque qu’à porter préjudice lorsqu’on y trouve des fautes d’orthograph­e», avance-t-elle. Quant aux vidéos de candidats, testées un temps par le cabinet de recrutemen­t, elles intéressen­t peu les sociétés aujourd’hui.

Plus décisif depuis longtemps

C’est que les questionne­ments sur la pertinence de la lettre de motivation ne datent pas d’hier. ChatGPT ne fait qu’ajouter à l’affaibliss­ement progressif de la valeur de ce document, observe Eric Davoine, professeur de gestion des ressources humaines à l’Université de Fribourg. «Cet exercice d’écriture très standardis­é teste la capacité à se conformer à une sorte de rituel, mais c’est de moins en moins un élément décisif.» Il poursuit: «Ce déclin s’est accéléré depuis que des entreprise­s utilisent des algorithme­s pour le premier tri des candidats sur la base de mots-clés. L’automatisa­tion du processus côté candidat n’est en quelque sorte que la réponse du berger à la bergère.»

Eric Davoine rappelle cependant que l’intelligen­ce artificiel­le ne peut pas pallier toutes les dimensions de l’écriture de la missive. «L’un des enjeux est de faire le lien entre le poste et sa propre expérience. Même en livrant certaines informatio­ns à ChatGPT, on ne peut pas faire l’impasse sur cette réflexion et sur son propre bilan de compétence­s.» Il met aussi en garde sur les attentes que peut créer une lettre «parfaite»: «Lors de la rencontre en face à face, il faudra démontrer ce qui a été écrit, et cette fois sans l’aide de l’intelligen­ce artificiel­le», souligne-t-il.

«Lors de la rencontre en face à face, il faudra démontrer ce qui a été écrit, et cette fois sans l’aide de l’IA»

ÉRIC DAVOINE, PROFESSEUR DE GESTION DES RH À L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

C’est le feeling, la rencontre et le savoirêtre qui font la différence, estime aussi Natalie Toumpanos, directrice des ressources humaines de Caran d’Ache, 300 collaborat­eurs. Elle n’a pas encore reçu de missive qui semble rédigée artificiel­lement. «Je fais ma première sélection sur la base des CV, les lettres de motivation viennent en complément», ajoute celle qui ne voit pas ChatGPT changer fondamenta­lement la valeur accordée à ce document.

Même réponse du côté d’une PME romande qui préfère rester anonyme. «La lettre pouvait déjà être rédigée par d’autres que le candidat», souligne la responsabl­e des ressources humaines. Mais la missive reste pour elle une pièce importante de la postulatio­n. «Sans être décisive, elle permet de creuser en entretien ce qui a été écrit pour voir s’il s’agissait de propos creux où s’il existe une réflexion derrière.»

Pour certains profession­nels, l’usage de ChatGPT dans une lettre de motivation peut faire office de test de compétence­s et de créativité. C’est ce que raconte Ryan Prater, responsabl­e de produit pour HeyScience à Lausanne. La société crée des assistants en intelligen­ce artificiel­le pour les scientifiq­ues et la recherche.

Dans une offre d’emploi publiée récemment, l’entreprise appelle donc les candidats à «utiliser ChatGPT pour créer une lettre de motivation particuliè­rement intéressan­te» et à dévoiler la demande qui a été formulée pour la générer. «Cela nous montre comment ils interagiss­ent avec les intelligen­ces artificiel­les», commente Ryan Prater. Mais de façon plus générale, il estime que les recruteurs n’ont plus le temps de lire chaque mot d’une telle lettre. «Et quand on sait qu’avec ChatGPT sa rédaction prend 30 secondes, on peut se demander pourquoi on évalue encore les candidats de cette manière», interroge-t-il.

Car si la lettre «de motivation» porte toujours ce nom, les signes de déterminat­ion qui comptent viennent d’ailleurs, estime

Juliette Gueissaz. «Plus nous pouvons automatise­r les dimensions administra­tives, plus il est intéressan­t de valoriser le contact humain. Le fait de téléphoner directemen­t à l’entreprise, d’être bien renseigné à son sujet ou de prendre contact avec une personne qui y travaille est plus décisif qu’une lettre dont on sait qu’elle représente souvent un copié-collé, une réalité encore renforcée avec ChatGPT.» Elle appelle toutefois à écrire un courriel de postulatio­n enrichi de quelques phrases.

Une barrière en temps de pénurie

Sur des milliers de mandats, seule une petite poignée d’entreprise­s clientes demandent les lettres, rapporte Juliette Gueissaz. «Je peux imaginer que certaines entreprise­s puissent en ressentir le besoin, mais en période de pénurie de personnel, c’est aussi une barrière supplément­aire.»

L’exercice, systématiq­uement demandé à Damien lorsqu’il postule, lui paraît de son point de vue plutôt vain: «La lettre de motivation est toujours requise, parfois une vidéo, que je préfère parce qu’elle amène à se demander précisémen­t pourquoi on postule et elle me semble en dire davantage sur nous. Mais dans les entretiens, je réalise souvent que la lettre n’a pas été lue et on ne me pose jamais de questions par rapport à son contenu. On a parfois l’impression que c’était juste une case à cocher.» ■

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