Le privilège d’être pacifiste en 2023
Le Groupe pour une Suisse sans armée célèbre, ce week-end, son 40e anniversaire. L’agression russe de l’Ukraine et la remilitarisation de la société ébranlent le mouvement et ravivent ses divergences
Les Suisses peuvent s’enorgueillir d’être un des rares – sinon le seul – peuples du monde à voter sur l’existence de leur armée. La première fois, en 1989, deux semaines après la chute du mur de Berlin, 35,6% d’entre eux se prononçaient pour sa suppression. Au pays du citoyen-soldat qui fêtait – autre incongruité nationale – quelques mois plus tôt le 50e anniversaire de la Mob, ce fut un énorme choc. C’était la fin de la guerre froide, la promesse d’un monde nouveau, et le pacifisme, idée noble s’il en est, paraissait moins utopique que jamais.
Les carnages des guerres de l’ex-Yougoslavie ont déjà douché quelques illusions. Les massacres de Boutcha perpétrés par l’envahisseur russe, en février 2022, ont rendu ce discours inaudible sur le continent. Allemagne en tête, les Européens ont acté un changement d’époque. Et ce n’est peut-être pas un hasard si les plus prompts, à Berlin, à vouloir aider militairement les Ukrainiens à se défendre sont les Verts, le premier grand parti issu du mouvement pacifiste. Car l’aspiration à la paix, universellement partagée, ne peut justifier tout renoncement à combattre.
L'exceptionnalité helvétique
Face à Poutine, l’Europe a fait le difficile choix de réarmer. Pour défendre Kiev, les Ukrainiens et, en définitive, ses valeurs. Les manifestations pacifistes brillent aujourd’hui par leur absence – ou elles ne regroupent plus que quelques militants des extrêmes. Bientôt, il n’y aura plus qu’un pays, au coeur du continent, pour revendiquer le privilège d’être pacifiste. Il le fait au nom d’une conception de la neutralité qui lui est propre et surtout à l’abri du parapluie de l’OTAN: la Suisse.
Pour son 40e anniversaire, le Groupe pour une Suisse sans armée, à l’origine du vote de 1989, va tenter d’entretenir la flamme à Soleure. On aimerait pouvoir, une fois encore, y croire. Croire à une exceptionnalité helvétique. Le mouvement ne peut toutefois que se déchirer sur l’écueil de la réalité d’une invasion brutale. Devant cette menace existentielle, il n’est qu’une parade, celle de la coopération avec nos voisins. Celle de la solidarité, y compris avec l’autorisation de réexportation d’armes qui ne contrevient en rien à la neutralité. Pour stopper les canons de Poutine. Au nom de la paix à rétablir.
Un discours inaudible en Europe
C’était une autre Europe. Une époque où la Suisse basculait, avec tout un continent, dans l’espoir de la fin des conflits. Le dimanche 26 novembre 1989, 35,6% des votants se prononçaient pour la suppression de l’armée. Un exercice sans précédent – jamais un peuple n’avait été consulté sur cette question – qui provoqua une onde de choc nationale. Deux cantons acceptèrent l’abolition, le Jura dont le récent combat pour se soustraire à la tutelle de Berne était associé à l’antimilitarisme, et Genève où une foule se réunit pour fêter l’évènement. «Ce fut la défaite la plus réussie de l’histoire de la démocratie suisse, explique Andreas Gross, l’un des acteurs de ce coup de force. Un succès phénoménal!» Un succès qui paraît soudain très lointain.
Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) à l’origine de l’initiative de 1989, célébrera dimanche son 40e anniversaire lors de son assemblée générale. Dans un certain malaise. L’invasion de l’Ukraine par les troupes russes acte le retour de la guerre à grande échelle en Europe. Et des militants sont pris par le doute. Qu’est-ce que signifie être pacifiste en 2023? Cette réunion devait se tenir le 12 septembre dernier. Mais des divergences de vues, sur l’Ukraine, sur le retrait de l’initiative contre l’achat du F-35, sur la réexportation d’armes, en ont provoqué son report. L’agression de Vladimir Poutine bouleverse non seulement le continent mais aussi la paisible Suisse.
Une naissance en forme d’odyssée
Le GSsA est né dans un contexte de guerre froide, de menace nucléaire, de crise des euromissiles, de la présidence Reagan et d’une remise en question de l’opacité de l’armée. Ce fut «une odyssée», comme le raconte Andreas Gross, alors élu socialiste zurichois, à l’origine du mouvement. «Nous avions choisi le 12 septembre en référence à la date de la Constitution de 1848. Ses concepteurs avaient parlé d’une utopie. Nous allions réaliser une nouvelle utopie.» Pour cette première assemblée, qui réunira une cinquantaine de militants, le choix se porte d’abord sur un hôtel de Kiental, là même où Lénine et Robert Grimm s’étaient rencontrés, en 1916, pour défendre une voie pacifiste au sein des socialistes européens. Lorsque le tenancier apprend qu’il s’agit d’une réunion antimilitariste – et non pas d’une secte religieuse comme il le croyait – il annule la réservation. Les pacifistes se tournent alors vers la Commission du Grütli pour accéder à la plaine. Nouveau refus. Ils envisagent ensuite la Brévine, les Montagnes neuchâteloises n’ont-elles pas une tradition antimilitariste? Le tenancier du restaurant craint d’être menacé. On se retrouve finalement au Kreuz de Soleure, restaurant autogéré le plus connu de Suisse.
«L’idée était de lancer une initiative. Mais il fallait se préparer, tester nos arguments, gérer la pluralité, organiser les relais pour la récolte de signatures et afficher une dose de courage. Car il y a eu des menaces de licenciement pour certains membres et même de mort en ce qui me concerne», poursuit Andreas Gross. La récolte des signatures abouti en 1986. Le vote, fixé en 1989, s’inscrit dans une conjoncture particulière. «Il va bénéficier des dividendes de la paix, de l’effet de la chute du Mur quelques semaines auparavant, explique Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Son résultat fut une surprise, même pour ses initiants.» Dans sa prise de position, le conseiller fédéral Arnold Koller n’avait-il pas déclaré que «la Suisse n’a pas une armée, elle est une armée»? Plus d’un tiers des Suisses disent non à ce modèle. Un mythe s’effondre, celui du soldat-citoyen.
Une armée qui se réduit
Le lendemain du vote, les socialistes déposent une motion pour la création d’un service civil, revendication des objecteurs de conscience refusée à trois reprises par le peuple dans les années 1970. Il entrera en vigueur en 1996. Le GSsA va dans la foulée lancer une initiative contre l’achat d’avion de combat F/A-18. En deux mois, 500 000 signatures sont récoltées. Le peuple validera toutefois cette acquisition par une majorité de 57%. Mais là encore, c’est en réalité une demi-victoire pour les pacifistes. Car désormais, il est admis que tout achat d’importance de matériel militaire doit passer par la bénédiction des urnes, ce qui n’avait jusque-là jamais été le cas. «L’impact du 26 novembre 1989 va être très important, confirme Alexandre Vautravers. Les effectifs de l’armée vont passer de 600 000 en 1989 à 100 000 en 2018. Le Département militaire fédéral (DMF) est renommé Département
fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS). A partir de 1990, des rapports sur la sécurité sont produits régulièrement à l’adresse du parlement et de la population; jusque-là, de tels documents visaient un public d’initiés, à l’interne. Et en 2005, le Conseil fédéral redéfinit les priorités: l’armée se développe en vue des engagements les plus probables, subsidiaires, alors qu’il ne s’agit plus de défendre la Suisse mais seulement de maintenir des capacités en matière de défense.» L’armée et ses officiers qui restaient prédominants dans la société et la culture d’entreprise de 1989 – année où la Suisse sera l’unique pays à célébrer le cinquantenaire de la mobilisation – sont relégués.
La flamme pacifiste est entretenue par le lancement régulier d’initiatives contre l’achat et l’exportation d’armes ou la suppression du service militaire, qui toutes échouent à l’exception du rejet de l’achat de l’avion de chasse Gripen (un choix contesté au sein même de l’armée). Mais elles maintiennent la pression sur un secteur de la défense dont le budget ne cesse de s’amoindrir. Une situation qui a perduré jusqu’au 24 février 2022. «Avec la guerre en Ukraine, c’est une parenthèse qui se referme, estime Alexandre Vautravers. On a sifflé la fin de la récréation en Europe, où il s’agit à nouveau d’assumer ses responsabilités et ses frontières. Depuis des années, toutes les régions du monde se réarment et cette tendance s’étend désormais aux pays européens depuis 2014. La Suisse n’est pas une île et doit tenir compte de ces changements.»
«Utopistes mais réalistes»
«Depuis l’invasion russe, ce n’est pas simple, reconnaît Pauline Schneider, secrétaire politique du GSsA. Les coeurs sont divisés. Comment aider des gens qui sont attaqués?» Dans ses rangs, certains estiment que la suppression de l’armée n’est plus la question d’actualité. «Une politique de paix, c’est beaucoup plus qu’une négation de l’armée», ajoute Andreas Gross. Ce dernier a quitté le GSsA, dont il reste proche, à la fin des années 1990 après avoir rejoint le Conseil de l’Europe. C’est l’époque de l’implosion de l’ex-Yougoslavie. «Il y a des conflits, reconnaît-il, où la violence est nécessaire pour se défendre contre un agresseur.» C’était le cas avec Milosevic. Ça l’est avec Poutine. La guerre d’Espagne est un autre marqueur du mouvement pacifiste. Comme dans les années 1930, il se scinde entre une aile «réaliste» qui prône l’appui y compris armé aux démocrates ou républicains et les «idéalistes» qui s’en tiennent à un refus absolu du recours à la violence. La neutralité est invoquée comme une spécificité qui permettrait à la Suisse de se montrer solidaire sans devoir participer à la défense de l’Ukraine. Au risque de faire le jeu des souverainistes? «Non, corrige Pauline Schneider. Contrairement
à l’UDC, nous sommes pour les sanctions et contre l’industrie de l’armement.» Le GSsA, qui compte 20 000 membres, prône une aide civile massive, en milliards de francs, à la reconstruction de l’Ukraine. Six textes seront proposés ce dimanche en assemblée générale à Soleure. L’un d’eux propose le lancement d’une initiative pour la ratification du Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Un autre rappelle qu’«une Suisse sans armée […] reste l’objectif à long terme du GSsA». «Nous restons utopistes, précise la Neuchâteloise née en 1995. Mais nous sommes aussi réalistes.»
«En 1989, il était risqué de dire à voix haute dans un restaurant que l’on était contre l’armée, conclut Andreas Gross. Aujourd’hui, cela ne dérange plus personne. C’est un progrès.» Pour combien de temps? «Ce qui me frappe, c’est la remilitarisation de la société, indique pour sa part l’historien Charles Heimberg, par ailleurs sympathisant du GSsA. Je suis atterré par le retour du discours militaire dans l’éducation qu’on observe en France par exemple.» Viola Amherd a imposé l’achat du F-35 finalement sans vote populaire. Le parlement envisage désormais de limiter l’accès au service civil. Et le budget de la défense sera augmenté à 1% du PIB d’ici à 2030. La tendance est là. Le pacifisme est-il mort dans les rues de Boutcha un jour de février 2022? «Non, rétorque Paolo Gilardi, membre historique du mouvement à Genève. La situation actuelle nous donne plus que jamais raison.» A Soleure, le syndicaliste va proposer un appel en trois points: application intégrale des sanctions; négociation de paix en Suisse; discussion du statut de l’Ukraine. Ne craint-il pas une scission du GSsA? «Il y a toujours eu des divergences. Les Suisses alémaniques sont des pacifistes. Les Romands, Genevois en tête, sont des antimilitaristes.»
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«Une politique de paix, c’est beaucoup plus qu’une négation de l’armée»
ANDREAS GROSS, MEMBRE FONDATEUR DU GSSA
«En Europe, il s’agit à nouveau d’assumer ses responsabilités et ses frontières»
ALEXANDRE VAUTRAVERS, RÉDACTEUR EN CHEF DE LA «REVUE MILITAIRE SUISSE»