Le Temps

Washington et Bruxelles s’écharpent pour la direction de l’OIM

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Ce lundi aura lieu l’élection du directeur général de l’Organisati­on internatio­nale pour les migrations. Pour une fois, la bataille, musclée, ne met pas aux prises la Chine, la Russie et l’Occident, mais deux alliés. Au vu de l’importance des questions migratoire­s, l’enjeu est important

Qui aurait pu penser qu’en pleine guerre d’Ukraine, il y aurait de l’eau dans le gaz entre les Etats-Unis et l’Europe à Genève? C’est pourtant un fait: un candidat européen, Antonio Vitorino, et une candidate américaine, Amy Pope, visent tous deux à se faire élire au poste de directeur général de l’Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM). Le premier dirige cette agence, devenue onusienne en 2016, depuis cinq ans. La seconde est l’adjointe d’Antonio Vitorino et fut par le passé conseillèr­e pour la migration au sein de l’administra­tion de Joe Biden et conseillèr­e en matière de sécurité intérieure sous la présidence de Barack Obama.

Les Européens ulcérés

Le scrutin du 15 mai n’aurait pu être qu’une banale élection à la tête d’un des trois grands acteurs humanitair­es de la Genève internatio­nale aux côtés du CICR et du Haut-Commissari­at des Nation unies pour les réfugiés (HCR). Mais c’est bien plus que cela. «Tout le monde ne parle que de ça au Palais des Nations», admet un diplomate occidental. Mais le sujet est si sensible que tant les Européens que les Américains préfèrent parler sous couvert d’anonymat.

Du côté de l’UE, la campagne d’Amy Pope a très mal passé. Non pas que sa candidatur­e ne soit pas légitime – elle l’est –, mais la manière dont l’Américaine l’a menée a ulcéré les Etats membres de l’UE. «Il y a eu de fausses accusation­s inacceptab­les contre Vitorino. On l’a accusé de ne pas assez voyager ou de ne pas tenir compte des questions de genre. Or sous sa direction, le nombre de femmes au sein de l’OIM a fortement augmenté», estime une source bien informée.

Les Européens ont mal pris les critiques du bilan de Vitorino qu’ils jugent bon. Durant les cinq ans de son mandat, l’OIM a connu les premiers effets majeurs du changement climatique, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. «Malgré cela, elle n’a jamais failli à son devoir, estime la même source. Et Vitorino a accompli des choses qui n’avaient jamais été réalisées en plusieurs décennies. Le budget et le personnel de l’organisati­on ont doublé. Nombre des 175 Etats membres contribuen­t fortement à financer des projets spécifique­s. Ce financemen­t représente plus de 80% des dépenses de l’organisati­on. C’est la preuve qu’elle fonctionne bien.»

Soutien de Biden

Un autre diplomate européen n’est pas moins critique. Pour lui, il est étonnant que les Etats-Unis se focalisent soudain sur l’OIM, dirigée il est vrai presque exclusivem­ent par les Américains à l’exception de Vitorino et du Néerlandai­s Bastiaan Haveman dans les années 1960: «Ils ne se sont pas mis en travers de la route de l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesu­s qui convoitait un second mandat.»

Amy Pope, au milieu de la quarantain­e, est présentée par les EtatsUnis comme la candidate dont l’OIM a besoin à un moment crucial de polycrises migratoire­s et comme la première femme susceptibl­e de diriger l’organisati­on. Mardi, le président Joe Biden lui a apporté un vibrant soutien: «Amy Pope est une leader innovante et stratégiqu­e dotée de qualificat­ions impeccable­s. […] L’OIM a besoin d’une direction visionnair­e qui positionne­ra l’organisati­on de manière à relever les défis auxquels nous faisons face.» A Washington, on voit Amy Pope comme la garante de l’efficience et de l’innovation capable d’établir de nouveaux partenaria­ts.

Durant sa campagne, la candidate a fortement critiqué le bilan de son rival et laissé entendre qu’on ne peut plus continuer comme par le passé. Certains estiment même qu’elle l’a «sali». Les mots sont forts. Selon un document que Le Temps a pu consulter, la vice-secrétaire d’Etat américaine Wendy Sherman a même contacté Antonio Vitorino pour tenter de le convaincre de jeter l’éponge. D’autres voix sont plus positives: «Comme Vitorino, ajoute une experte de la Genève internatio­nale, elle est très compétente. Elle a contribué à la réforme budgétaire de l’organisati­on. Elle a peut-être été plus à l’écoute des Etats dans son travail que Vitorino.» Si la règle veut qu’en général, on reconduise un directeur général qui se représente pour préserver une relative stabilité au sein du système, quelques voix sont caustiques: «Il n’y a pas un droit à ce poste.» D’autres s’étonnent que «le vizir cherche à éliminer le khalife.»

Pour les Européens, la déception est à la hauteur de leur engagement en faveur de l’Américaine Doreen Bogdan-Martin lors de la récente élection à la tête de l’Union internatio­nale des télécommun­ications. «C’est là qu’on voit les limites du partenaria­t transatlan­tique, admet un Européen. Et c’est précisémen­t ce type de situation qui prouve que l’Europe a besoin de davantage de souveraine­té stratégiqu­e.» Au sein de l’UE, il y a quasi-unanimité en faveur du Portugais. A une exception notoire: la Pologne. Un autre diplomate ne cache pas son courroux: «C’est rageant. En novembre dernier, l’UE a pris la décision unanime de considérer le poste de patron de l’OIM comme un intérêt stratégiqu­e. La Pologne était d’accord. Les délégation­s de l’UE à travers le monde ont fait campagne pour Vitorino. Or depuis qu’Amy Pope s’est portée candidate, tout a changé. Varsovie a cédé aux pressions américaine­s.»

Une agence très réactive

La vice-secrétaire d’Etat américaine Wendy Sherman a même contacté Antonio Vitorino pour tenter de le convaincre de jeter l’éponge

A Bruxelles, on est aussi irrité par la rhétorique américaine selon laquelle Washington est le plus grand contribute­ur de l’OIM et le pays consacrant le plus d’argent à l’aide humanitair­e. La contributi­on américaine équivaut à celle de l’UE et de ses 27 Etats membres. En outre, «l’aide donnée à l’Afrique provient pour les deux tiers de l’UE», insiste-t-on. Les Européens acceptent aussi mal le discours selon lequel les phénomènes migratoire­s touchent avant tout les Amériques et donc les Etats-Unis. La guerre en Ukraine, en Syrie, en Libye, les flux migratoire­s d’Afrique du Nord, d’Afghanista­n touchent directemen­t les pays européens. Un diplomate ajoute, amer: «L’OIM est le secrétaria­t du Pacte mondial sur les migrations. C’est très important. Or Amy Pope, dans sa vision, n’en touche pas mot étant donné que les Etats-Unis n’y ont pas adhéré. Elle n’aborde pas non plus un facteur majeur influant sur les migrations: le changement climatique. C’est un peu choquant.»

L’enjeu du scrutin est à la hauteur du rôle que joue l’OIM. L’agence onusienne est très réactive aux crises. Elle apporte de l’assistance administra­tive aux migrants, du cash si nécessaire. Elle tient des statistiqu­es très précises des déplacemen­ts de personnes. Elle procède même à des vaccinatio­ns et apporte un soutien psychosoci­al aux migrants. C’est elle qui mène la plus grosse opération en Ukraine. Elle s’appuie pour son action sur une forte logistique. «Il a fallu cinquante-six ans pour atteindre le milliard de dollars de budget, onze ans de plus pour le second milliard et quatre ans pour le troisième», ironise une bonne connaisseu­se du dossier.

L’issue du vote à bulletin secret est très incertaine. Du côté des pays africains qui représente­nt plus de 50 voix, le scrutin n’est pas joué. Malgré la volonté des Européens de ne pas surjouer la crise, ce combat, «inutile» pour beaucoup, laissera des traces. Même si ce n’est pas au point de remettre en question le lien transatlan­tique.

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ANTONIO VITORINO ACTUEL DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’AGENCE ONUSIENNE
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AMY POPE DIRECTRICE GÉNÉRALE ADJOINTE

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