Washington et Bruxelles s’écharpent pour la direction de l’OIM
Ce lundi aura lieu l’élection du directeur général de l’Organisation internationale pour les migrations. Pour une fois, la bataille, musclée, ne met pas aux prises la Chine, la Russie et l’Occident, mais deux alliés. Au vu de l’importance des questions migratoires, l’enjeu est important
Qui aurait pu penser qu’en pleine guerre d’Ukraine, il y aurait de l’eau dans le gaz entre les Etats-Unis et l’Europe à Genève? C’est pourtant un fait: un candidat européen, Antonio Vitorino, et une candidate américaine, Amy Pope, visent tous deux à se faire élire au poste de directeur général de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Le premier dirige cette agence, devenue onusienne en 2016, depuis cinq ans. La seconde est l’adjointe d’Antonio Vitorino et fut par le passé conseillère pour la migration au sein de l’administration de Joe Biden et conseillère en matière de sécurité intérieure sous la présidence de Barack Obama.
Les Européens ulcérés
Le scrutin du 15 mai n’aurait pu être qu’une banale élection à la tête d’un des trois grands acteurs humanitaires de la Genève internationale aux côtés du CICR et du Haut-Commissariat des Nation unies pour les réfugiés (HCR). Mais c’est bien plus que cela. «Tout le monde ne parle que de ça au Palais des Nations», admet un diplomate occidental. Mais le sujet est si sensible que tant les Européens que les Américains préfèrent parler sous couvert d’anonymat.
Du côté de l’UE, la campagne d’Amy Pope a très mal passé. Non pas que sa candidature ne soit pas légitime – elle l’est –, mais la manière dont l’Américaine l’a menée a ulcéré les Etats membres de l’UE. «Il y a eu de fausses accusations inacceptables contre Vitorino. On l’a accusé de ne pas assez voyager ou de ne pas tenir compte des questions de genre. Or sous sa direction, le nombre de femmes au sein de l’OIM a fortement augmenté», estime une source bien informée.
Les Européens ont mal pris les critiques du bilan de Vitorino qu’ils jugent bon. Durant les cinq ans de son mandat, l’OIM a connu les premiers effets majeurs du changement climatique, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. «Malgré cela, elle n’a jamais failli à son devoir, estime la même source. Et Vitorino a accompli des choses qui n’avaient jamais été réalisées en plusieurs décennies. Le budget et le personnel de l’organisation ont doublé. Nombre des 175 Etats membres contribuent fortement à financer des projets spécifiques. Ce financement représente plus de 80% des dépenses de l’organisation. C’est la preuve qu’elle fonctionne bien.»
Soutien de Biden
Un autre diplomate européen n’est pas moins critique. Pour lui, il est étonnant que les Etats-Unis se focalisent soudain sur l’OIM, dirigée il est vrai presque exclusivement par les Américains à l’exception de Vitorino et du Néerlandais Bastiaan Haveman dans les années 1960: «Ils ne se sont pas mis en travers de la route de l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus qui convoitait un second mandat.»
Amy Pope, au milieu de la quarantaine, est présentée par les EtatsUnis comme la candidate dont l’OIM a besoin à un moment crucial de polycrises migratoires et comme la première femme susceptible de diriger l’organisation. Mardi, le président Joe Biden lui a apporté un vibrant soutien: «Amy Pope est une leader innovante et stratégique dotée de qualifications impeccables. […] L’OIM a besoin d’une direction visionnaire qui positionnera l’organisation de manière à relever les défis auxquels nous faisons face.» A Washington, on voit Amy Pope comme la garante de l’efficience et de l’innovation capable d’établir de nouveaux partenariats.
Durant sa campagne, la candidate a fortement critiqué le bilan de son rival et laissé entendre qu’on ne peut plus continuer comme par le passé. Certains estiment même qu’elle l’a «sali». Les mots sont forts. Selon un document que Le Temps a pu consulter, la vice-secrétaire d’Etat américaine Wendy Sherman a même contacté Antonio Vitorino pour tenter de le convaincre de jeter l’éponge. D’autres voix sont plus positives: «Comme Vitorino, ajoute une experte de la Genève internationale, elle est très compétente. Elle a contribué à la réforme budgétaire de l’organisation. Elle a peut-être été plus à l’écoute des Etats dans son travail que Vitorino.» Si la règle veut qu’en général, on reconduise un directeur général qui se représente pour préserver une relative stabilité au sein du système, quelques voix sont caustiques: «Il n’y a pas un droit à ce poste.» D’autres s’étonnent que «le vizir cherche à éliminer le khalife.»
Pour les Européens, la déception est à la hauteur de leur engagement en faveur de l’Américaine Doreen Bogdan-Martin lors de la récente élection à la tête de l’Union internationale des télécommunications. «C’est là qu’on voit les limites du partenariat transatlantique, admet un Européen. Et c’est précisément ce type de situation qui prouve que l’Europe a besoin de davantage de souveraineté stratégique.» Au sein de l’UE, il y a quasi-unanimité en faveur du Portugais. A une exception notoire: la Pologne. Un autre diplomate ne cache pas son courroux: «C’est rageant. En novembre dernier, l’UE a pris la décision unanime de considérer le poste de patron de l’OIM comme un intérêt stratégique. La Pologne était d’accord. Les délégations de l’UE à travers le monde ont fait campagne pour Vitorino. Or depuis qu’Amy Pope s’est portée candidate, tout a changé. Varsovie a cédé aux pressions américaines.»
Une agence très réactive
La vice-secrétaire d’Etat américaine Wendy Sherman a même contacté Antonio Vitorino pour tenter de le convaincre de jeter l’éponge
A Bruxelles, on est aussi irrité par la rhétorique américaine selon laquelle Washington est le plus grand contributeur de l’OIM et le pays consacrant le plus d’argent à l’aide humanitaire. La contribution américaine équivaut à celle de l’UE et de ses 27 Etats membres. En outre, «l’aide donnée à l’Afrique provient pour les deux tiers de l’UE», insiste-t-on. Les Européens acceptent aussi mal le discours selon lequel les phénomènes migratoires touchent avant tout les Amériques et donc les Etats-Unis. La guerre en Ukraine, en Syrie, en Libye, les flux migratoires d’Afrique du Nord, d’Afghanistan touchent directement les pays européens. Un diplomate ajoute, amer: «L’OIM est le secrétariat du Pacte mondial sur les migrations. C’est très important. Or Amy Pope, dans sa vision, n’en touche pas mot étant donné que les Etats-Unis n’y ont pas adhéré. Elle n’aborde pas non plus un facteur majeur influant sur les migrations: le changement climatique. C’est un peu choquant.»
L’enjeu du scrutin est à la hauteur du rôle que joue l’OIM. L’agence onusienne est très réactive aux crises. Elle apporte de l’assistance administrative aux migrants, du cash si nécessaire. Elle tient des statistiques très précises des déplacements de personnes. Elle procède même à des vaccinations et apporte un soutien psychosocial aux migrants. C’est elle qui mène la plus grosse opération en Ukraine. Elle s’appuie pour son action sur une forte logistique. «Il a fallu cinquante-six ans pour atteindre le milliard de dollars de budget, onze ans de plus pour le second milliard et quatre ans pour le troisième», ironise une bonne connaisseuse du dossier.
L’issue du vote à bulletin secret est très incertaine. Du côté des pays africains qui représentent plus de 50 voix, le scrutin n’est pas joué. Malgré la volonté des Européens de ne pas surjouer la crise, ce combat, «inutile» pour beaucoup, laissera des traces. Même si ce n’est pas au point de remettre en question le lien transatlantique.
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