«Le Conseil fédéral veut-il vraiment aller de l’avant avec l’Union européenne?»
Pour Jean Russotto, avocat suisse établi à Bruxelles, la démission de Livia Leu et l’absence de la nomination de son successeur pèseront sur le dossier et les futures négociations
Le baromètre des relations Suisse-UE a de quoi s’affoler. L’annonce, mercredi, de la démission de la secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Livia Leu, négociatrice en chef dans le dossier européen, soulève de nombreuses questions. Jean Russotto, avocat suisse établi à Bruxelles, décrypte les enjeux.
«Les solides mais trop nombreux arbres suisses ont bouché la forêt qu’est l’UE»
La démission de Livia Leu va-t-elle peser sur le dossier des complexes relations Suisse-UE? Dire que son départ, annoncé pour fin août, n’aura aucune incidence sur les pourparlers avec l’UE est un pieux mensonge ou un élément de langage volontairement mal maîtrisé. Cette démission intervient à un moment critique, à savoir la fin annoncée des pourparlers exploratoires et la préparation d’un mandat de négociation, qui trouvera sa source dans un «Common Understanding», un texte qui pourrait être signé fin juin entre la négociatrice en chef et le chef de cabinet du vice-président de la Commission européenne, Maros Sefcovic.
Et vous parlez de calendrier «ni réaliste ni désirable»… Exact. Qui, ensuite, expliquera, défendra et vendra le projet de mandat de négociation devant les commissions parlementaires et les cantons, en l’absence de celle qui a mis en place le paquet? Il n’est pas certain que la vacance de Livia Leu sera déjà comblée. Et si elle l’était à ce moment précis, comment la personne qui lui succéderait pourrait pleinement et rapidement assurer la relève? Les chances que les négociations prennent du retard sont donc significatives, avec les conséquences de la dégradation progressive des accords sectoriels et un retard à la mise en place de nouveaux accords. Si un retard dans le calendrier n’est pas un souci pour le Conseil fédéral, il faut alors se demander si l’intention de conclure est réelle. On est en droit de se demander si le Conseil fédéral veut vraiment aller de l’avant avec l’UE. La Commission européenne s’attend à une négociation dure, mais civile et harmonieuse, sans plus de procrastinations. C’est dans ce contexte que le choix de la personne qui succédera à Livia Leu prend une dimension essentielle.
Quel est le profil idéal du futur négociateur? Posséder une parfaite intelligence générale du dossier ne suffit pas. Ni le langage diplomatique usuel, souvent fait d’affectueuses réflexions incomplètes ou creuses, qui restent sans suite. Ce qui en outre importe peu, est le don de la créativité. L’UE est une immense machine où la créativité institutionnelle ou réglementaire est muselée. Le paquet d’accords qui reste à négocier demande des talents qui dépassent largement ce qu’est la maîtrise horlogère. En revanche, ce dont l’équipe de négociation suisse aura besoin est d’une dose d’énergie positive, et la volonté clairement exprimée de vouloir progresser rapidement, sans bâcler la tâche. Il sera aussi impératif de connaître ce qui est nécessaire et indispensable ou simplement non faisable pour la Suisse, et de le faire savoir dans un langage plus politique que diplomatique. Enfin, puisque la confiance entre les partenaires n’est pas encore véritablement restaurée, un sens de l’empathie couplé avec le respect de ce qu’est la construction européenne seront des atouts non négligeables. Tomber amoureux du marché intérieur de l’UE n’est peut-être pas évident, mais l’attention et le respect pourraient faire l’affaire. Le nouveau secrétaire d’Etat, homme ou femme, devrait idéalement posséder toutes ces caractéristiques, professionnelles et personnelles qu’avait le prédécesseur de Livia Leu, Roberto Balzaretti. Il avait remis au Conseil fédéral un produit fini, intelligemment ficelé qui, mine de rien, renaît partiellement de ses cendres. Savoir comment déployer ces caractéristiques, dans un environnement nouveau, sera l’une des clés du succès des futures négociations. Et les candidats de cette trempe sont denrées rares.
Insinuez-vous que Livia Leu manque d’«énergie positive» et qu’elle est perçue comme trop tatillonne par Bruxelles? Etre tatillon n’est pas une tare et la diplomatie suisse a fait ses preuves en avançant prudemment. En revanche, verser dans l’excès ne facilite pas le dialogue et c’est ce qui s’est passé entre la Suisse et l’UE. Les solides mais trop nombreux arbres suisses ont bouché la forêt qu’est l’UE. On le sait, il est proscrit d’abattre les arbres, à moins que les circonstances ne l’imposent. Et ceci ne semble pas avoir été compris.
Lancer une commission de sélection pour le prochain négociateur, est-ce de la poudre aux yeux, une stratégie pour perdre encore du temps? Cela ne donne-t-il pas une mauvaise image à Bruxelles? Poudre aux yeux non, puisque telle est la mécanique administrative. Cependant, s’il n’y a pas de fumée blanche rapidement, l’UE devrait à juste titre se poser des questions. La vraie interrogation est ailleurs: pourquoi ne pas avoir choisi un successeur bien avant la démission programmée de la secrétaire d’Etat, avec une entrée en fonction qui aurait tenu compte d’un calendrier ultrasensible? Les cyniques diront que le calendrier des bilatérales n’a pas à être différent de celui concernant un autre pays. L’intégration européenne ne fait plus partie du vocabulaire officiel et ne demeure plus une priorité politique.
Justement: quelle est la responsabilité du conseiller fédéral Ignazio Cassis dans le manque de dynamisme qui caractérise le dossier Suisse-UE? Difficile d’y répondre pour un exilé suisse à Bruxelles, donc suspect. Etre chef comporte des responsabilités à assumer. Si Ignazio Cassis n’a pas toujours agi ou réagi avec la cohérence minutieuse souhaitée, c’est qu’il est lui-même tributaire d’un système où la collégialité du gouvernement est un mal nécessaire. D’où la lenteur, une prudence de tous les instants et l’obligation de satisfaire chacun qui paralysent la reconstruction de la voie bilatérale. Mais il n’est jamais trop tard pour casser les codes. Il y va de la prospérité de la Suisse.
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