Le Temps

La taxe qui renverse le jeu politique suisse

Les Suisses voteront le 18 juin sur la création d’un impôt sur les multinatio­nales. Les entreprise­s et le camp bourgeois réclament cette hausse, les socialiste­s y sont opposés

- DAVID HAEBERLI, BERNE @David_Haeberli

Les Suisses sont appelés à se prononcer, le 18 juin prochain, sur une nouvelle taxe qui touchera les multinatio­nales. Cet impôt a de quoi faire perdre son latin aux citoyens puisque la droite soutient sa création alors que le Parti socialiste combat ce pour quoi il milite depuis des années: une hausse de la fiscalité des entreprise­s. Explicatio­ns.

D’où vient cette taxe?

Irritée par la sous-enchère pour attirer des entreprise­s à laquelle se livraient certains pays au sein de l’Union européenne – comme l’Irlande –, la France a choisi d’agir au sein de l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE), dont la Suisse fait partie. Un accord a été signé en octobre 2021 pour harmoniser la fiscalité des multinatio­nales dès le 1er janvier 2024. Les 136 pays et juridictio­ns qui l’ont approuvé représente­nt 90% du PIB mondial.

Une taxe à quelle hauteur et pour qui?

La taxe concerne les entreprise­s dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros. Elles seront imposées à un taux plancher de 15%. Cela «permettra de réattribue­r à des pays du monde entier plus de 125 milliards de dollars de bénéfices», assure l’OCDE.

Qui la paiera en Suisse?

L’administra­tion fédérale estime que 200 multinatio­nales helvétique­s, comme Nestlé, Novartis ou Holcim, et 2000 filiales de groupes étrangers sont concernées. Elle évalue le fruit de cette taxe dans une fourchette allant de 1 à 2,5 milliards de francs. Cette estimation large s’explique par le fait que l’on ne connaît pas encore la base imposable pratiquée par l’OCDE. En Suisse, elle viendra s’ajouter à l’impôt fédéral sur les bénéfices dans les cantons concernés, pour atteindre 15% minimum. Elle sera récoltée par les cantons. Une société qui a des filiales dans plusieurs cantons sera considérée comme un tout: l’un d’eux sera responsabl­e pour l’ensemble et calculera combien revient aux autres.

Pourquoi vote-t-on?

La Suisse doit adapter sa législatio­n afin d’être prête au 1er janvier de l’année prochaine. Pour ce faire, Ueli Maurer, alors ministre des Finances, avait choisi d’agir par ordonnance. Cette voie permet d’avancer plus rapidement qu’en cas de modificati­on de la Constituti­on.

Or, si cette taxe n’est pas en vigueur au 1er janvier 2024, les pays qui l’appliquent seraient fondés à «se servir» en Suisse. Si une entreprise européenne dispose d’une filiale en Suisse et que cette dernière y est taxée à 13%, alors le pays européen où est installé le siège aurait le droit de demander la différence, en l’occurrence 2%. Autant d’argent qui échapperai­t à la Confédérat­ion. En cas de oui le 18 juin, il est prévu que la loi soit modifiée pour sceller cette modificati­on dans un délai de dix ans. En cas de référendum, il y aura donc un second vote.

Pourquoi les entreprise­s disent-elles oui?

«Les géants du numérique ont happé les multinatio­nales», dit la représenta­nte d’un grand groupe suisse. Comprendre que les sommes ridicules payées par ces sociétés dans des pays où elles avaient pourtant des activités ont nui à l’image du monde économique dans son ensemble. Certaines multinatio­nales voient dans cette taxe l’occasion de reconstrui­re une relation de confiance avec les citoyens. Les multinatio­nales basées en Suisse, via leur associatio­n Swissholdi­ngs, militent pour le oui afin d’éviter une situation d’incertitud­e juridique. Si la Confédérat­ion n’est pas alignée au 1er janvier 2024, la possibilit­é d’être taxé à plusieurs endroits est vue comme un cauchemar.

Pourquoi Le Centre et la droite adoubent-ils cette taxe?

«La concurrenc­e entre les sites s’est renforcée et elle est impitoyabl­e.»

MAGDALENA MARTULLO-BLOCHER, CONSEILLÈR­E NATIONALE UDC

«Garder l’argent en Suisse», c’est d’ailleurs l’argument principal d’une large coalition qui va des vert’libéraux à l’UDC, en passant par Le Centre et le PLR. Ne pas harmoniser la fiscalité suisse avec celle de ses voisins, c’est créer des complicati­ons pour les entreprise­s qui seraient tentées de partir, résume le comité en faveur du oui. «Je sais d’expérience que les entreprise­s qui réussissen­t au niveau internatio­nal sont constammen­t sollicitée­s par les Etats, dit Magdalena Martullo-Blocher, conseillèr­e nationale UDC et patronne de la société familiale EMS Chemie. La concurrenc­e entre les sites s’est renforcée et elle est impitoyabl­e.»

Pourquoi le Parti socialiste combat-il une hausse d’impôt?

Ces dernières années, le PS a milité pour des hausses successive­s de la fiscalité des entreprise­s. Cette fois, sa direction est dans le camp du non, au contraire de plusieurs sections cantonales. C’est la répartitio­n de l’argent qui motive cette position. Le PS voulait le redistribu­er pour moitié à la Confédérat­ion et pour moitié aux cantons. La version soumise au vote est de 75% pour les cantons et 25% pour l’Etat fédéral. Une proportion qui avantage les sièges des multinatio­nales, à savoir les cantons qui sont déjà très riches comme Zoug et Bâle-Ville, selon le PS. Un déséquilib­re que la péréquatio­n financière ne compense pas assez, disent les socialiste­s. Au point que PierreYves Maillard, conseiller national vaudois, juge trompeuse la version officielle. «Il faudrait parler de 25% pour la Confédérat­ion, 35% pour Zoug et Bâle, et le reste pour les autres cantons», soutient-il. Avec l’argent de cette hausse, le PS tenait à financer par exemple le contre-projet à son initiative sur les primes maladie. Une manière de «régler le problème qui préoccupe le plus la population, touchant l’impôt le plus injuste du pays, qui augmente chaque année», résume le Vaudois. Faute de compromis au parlement, le PS s’est résolu à combattre cette taxe. Les Vert·e·s ont laissé la liberté de vote et ne feront pas campagne. ■

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