Douze migrants content le cauchemar de l’exil
Ils viennent d’Afrique ou d’Amérique latine et revivent leur histoire en interprétant une pièce poignante de Matei Visniec. Une prouesse applaudie debout par le public de l’Alchimic
Thierry Piguet n’a pas eu froid aux yeux. Lorsqu’il est tombé sur Migraaaants dans une librairie d’Avignon, en 2018, il a su qu’il ne pourrait pas monter ce texte avec cinq comédiens professionnels, comme le recommande son auteur Matei Visniec. Il a immédiatement pensé que des personnes concernées par ces destins chahutés devaient les interpréter.
D’où, ces jours, sur la scène de l’Alchimic, la présence parfois maladroite, mais toujours vibrante, de 12 migrants issus d’Afrique et d’Amérique latine emmenés par Hamadoun Kassogué, grand acteur malien, bien connu des Genevois grâce au Théâtre de la Parfumerie. Même si le spectacle a des longueurs, le public, touché, a applaudi debout ces exilés qui disent, dansent et chantent leur douleur.
Pourquoi Migraaaants avec quatre «A»? «Il s’agit d’un cri d’alarme pour ces personnes, plus de 280 millions, qui fuient leur pays en quête d’une vie meilleure et se retrouvent, pour celles qui parviennent à destination, dans les méandres de l’administration européenne, arrêtées à la frontière par des barbelés ou entassées dans des camps en attendant leur sort», répond Matei Visniec, dramaturge roumain qui a l’art de peindre l’humain.
Ici, les 30 tableaux, ramenés à 18 par Thierry Piguet, relatent bien sûr les difficultés de la fuite, ces fameuses traversées de tous les dangers, en mer ou en bus. Mais aussi la cupidité diabolique des marchands d’organe, la séquestration d’enfants et de jeunes femmes transformés en main-d’oeuvre bon marché ou encore ces mères qui viennent sur les plages de Lampedusa pleurer leurs morts rendus méconnaissables par les ravages de l’eau salée.
Ces évocations de l’horreur sont adoucies par la musique au balafon, à la kora et aux percussions de Mouni Diarra. Par les chants en dioula d’Hamadoun Kassogué, sorte de Charon des âmes sacrifiées. Et par les danses collectives (chorégraphies d’Aziz Ouedraogo), qui évoquent le pays laissé derrière et le roulis de l’eau.
Chants et danses en douceur
Aziz Ouedraogo sait aussi jouer la comédie. Il le prouve dans ses interprétations du marchand d’organes qui soudoie Eliou (Saibou Sare) pour lui soutirer un rein, puis une de ses cornées, puis sa vie. Et dans le rôle du chef des passeurs qui croit en Dieu, mais balance tout de même par-dessus bord 13 clandestins qui alourdissent son bateau. Treize, c’est aussi le nombre de gilets de sauvetage défectueux donnés à des enfants migrants qui ont payé de leur vie cette crapulerie…
Matei Visniec est bien renseigné. On le constate encore lorsque, de l’autre côté du pouvoir et de manière originale, il présente un président européen qui apprend de ses deux conseillers à masquer ses décisions d’exclusion derrière des propos doucereux. De la table de massage à la cuvette des WC, Thierry Piguet donne du relief à ce pantin politique qui fait écho, en matière de parodie, aux représentants du Salon de la clôture vantant les vertus d’un «barbelé écolo» ressemblant à un mur végétal.
Au final, on garde de cette soirée la flamme qui brille dans les yeux de ces migrants établis à Genève et recrutés grâce au centre de la Roseraie, à l’Hospice général ou à l’EPER (Entraide protestante suisse). Des femmes et des hommes de 25 à 66 ans, qui, pour la plupart, ont découvert le théâtre et appris le français en parallèle à leur texte. Tous n’ont pas connu des parcours aussi traumatisants que les récits de Matei Visniec, précise le metteur en scène, mais «tous vivent au quotidien la morsure du déracinement». ■