La fureur du mal selon Castellucci
Le grand artiste italien est de retour à Lausanne avec «Bros», spectacle choc qui expose la mécanique de la violence, et «Le Troisième Reich», installation estomaquante, deux pièces à l’affiche aujourd’hui encore
Terrassé, mais admiratif tant le geste est intelligent. Romeo Castellucci est de retour au Théâtre de Vidy et il bouleverse, l’estomac d’abord, les rétines ensuite, le cerveau, bien sûr. L’artiste italien expose la mécanique d’une détestation de l’humanité, c’est-àdire de soi, d’un dégoût de l’autre perverti en indifférence, quand des hommes ordinaires, vous ou moi, exécutent le pire. Bros à la Salle 64 et Le Troisième Reich – une installation visuelle et musicale – au Pavillon figurent cette barbarie qui défigure, décérèbre, anéantit l’individu.
Que découvre-t-on alors, ce vendredi encore, sur la scène grise et cendre de la Salle 64? Un robot dont le boîtier géant et aveugle pivote comme pour vous surveiller. Il crachote, pétarade sans vergogne, il est l’émanation d’une civilisation qui aurait fait de la technique son horizon et du ciel une chimère ancienne. Un vieillard à la barbe et à la robe blanche s’extirpe de ce no man’s land spirituel, il est maigre comme l’anachorète dans sa caverne, il s’échappe en vérité d’un tableau biblique de la Renaissance. C’est le prophète Jérémie, celui qui prédit, dans l’Ancien Testament, la destruction de Jérusalem et que personne n’écoute. Il est incarné par Valer Dellakeza, 81 ans, immense comédien roumain.
La clique des moustaches
Il prophétise, donc, dans sa langue et dans le désert, et, d’un index pathétique, désigne les cieux, comme l’origine d’une fureur que tout annonce autour de lui. Car voilà que s’agrègent 30 moustachus, 30 képis, 30 faces d’ombre. Une meute disciplinée. Bien pis que des loups, des embrigadés. Ces anonymes-là – des amateurs de la région recrutés par la production – ont des consignes et des ennemis à laminer. Cinq policiers prennent la pose derrière Jérémie, comme devant un photographe. Ils le réduisent à l’état de potiche. Posture. Clichés. Romeo Castellucci mobilise l’iconographie de la Bible et des pires périodes du XXe siècle, histoire de suggérer la permanence d’une pulsion destructrice qui est la fatalité de la bête humaine. Ces mêmes soldats se couvrent le visage d’hémoglobine. Dans un instant, ces exécuteurs – que préfigurait le robot du début – passeront à l’acte.
Un inconnu se déshabille. C’est un traître peut-être, c’est-àdire une victime expiatoire – les régimes autoritaires prospèrent sur la paranoïa. Vous voilà dans une salle de torture. Le tortionnaire abat son gourdin sur le corps nu, une fois, deux fois, trois fois et chaque coup fait trembler le théâtre, comme s’il s’agissait aussi de l’abattre. Bientôt, la brigade des zélés formera un essaim devant un grand prêtre minuscule juché sur un piédestal et ils feront allégeance. Et qu’importe alors que Jérémie ait alerté ses contemporains sur le culte des idoles!
Ni glose, ni prophétie
Avec Bros, Romeo Castelluci poursuit son anatomie d’une maladie sans remède qui serait celle de la servilité. Comme s’il y avait logé dans un coin de nos cerveaux reptiliens une exhortation à baisser la tête. L’Allemagne nazie comme la Russie stalinienne auraient bien compris ce besoin d’obéissance. Leur méthode? Au Pavillon, Le Troisième Reich l’allégorise. Sur un écran noir, des mots défilent à la vitesse d’une mitraillette. C’est un dictionnaire qui vole en éclats, vocables soudain orphelins appelés par les trépidations apocalyptiques de Scott Gibbons. Ces noms tombent en avalanche et leur chute vous lamine. Essorage des esprits: la bassesse commence par là. de Louis-Ferdinand Céline. Dans la cour d’un lycée, sur un écran en forme d’oeil, passaient à toute allure d’abord des images des combats de la Première Guerre mondiale, puis, dans un deuxième acte, des extraits de films pornographiques des années 1920. Ces morceaux d’une boucherie ancienne remontaient dans une spirale sonore déchirante. Le refoulé d’une époque en pleine figure.
La plupart des pièces de Romeo Castellucci pourraient s’appeler Voyage au bout de la nuit, à l’image de son Inferno, adaptation vertigineuse d’un épisode de La Divine Comédie de Dante, au Festival d’Avignon en 2008. Il s’attaque à nos enfers, dans l’espoir peutêtre d’une issue qui ne serait pas seulement de secours. Bros n’est pas très optimiste à ce sujet, mais sa secousse est durable. ■
«Le théâtre consiste à expérimenter ce qui ne nous ressemble pas»
CLÉMENT PIERRE ESPUCHE, COMÉDIEN AMATEUR
«Bros» et «Le Troisième Reich», Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 13 mai.