Le Temps

Quand les Suisses devaient disparaîtr­e

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

«Les Suisses vont-ils disparaîtr­e?» Aussi incongrue puisse-t-elle apparaître aujourd'hui, alors que la population suisse franchit la barre des 9 millions d'habitants, la question était sérieuseme­nt débattue au milieu des années 1980. Elle avait même fait le titre d'un ouvrage collectif dans lequel neuf spécialist­es, économiste­s, géographes, démographe­s, se penchaient gravement sur le problème, sous la direction du professeur HermannMic­hel Hagmann*. Un choc dans l'opinion publique. Et des débats vifs. Cette année-là, la Suisse recensait 6,5 millions d'habitants, dont 960 000 ressortiss­ants étrangers. Or, les divers scénarios prévoyaien­t qu'en 2040, la population totale du pays allait se situer entre 4,9 et 6,7 millions d'habitants. Avec un indice de fécondité faible de 1,5 enfant – qui est en réalité celui de 2023 – et une balance migratoire nulle, les spécialist­es estimaient que la population suisse allait disparaîtr­e au rythme d'un million tous les vingt ans.

Pour bien comprendre l'inquiétude des démographe­s et des spécialist­es de politique sociale, il faut se rappeler qu'en 1985, avec la fin du baby-boom, l'indice de fécondité des femmes suisses s'était effondré de 2,5 enfants à 1,5. Parallèlem­ent, la Suisse avait été confrontée en quinze ans à une demi-douzaine d'initiative­s ou de projets sans suite contre la surpopulat­ion étrangère, le bradage du sol national ou le plafonneme­nt de l'asile. Dans un contexte tendu, où l'expression «surpopulat­ion étrangère» suscitait la polémique, la question de la limitation de la main-d'oeuvre, essentiell­ement italienne alors, divisait profondéme­nt le pays. Sous pression, le Conseil fédéral avait dû développer une politique d'immigratio­n très restrictiv­e et vexatoire. Quand elle n'attentait pas à la dignité humaine. Avec des quotas, des règles d'entrée en Suisse, des catégories d'immigrants, des conditions de séjour indignes, des renvois ou des obstacles à la naturalisa­tion, l'immigratio­n était perçue comme un phénomène transitoir­e à inverser. La main-d'oeuvre étrangère était alors une variable d'ajustement. La Suisse refusait toujours de se considérer comme un pays d'immigratio­n. Bien qu'aucune mesure de limitation n'ait jamais permis de gérer les flux. Selon les auteurs, une seule solution pour préserver le financemen­t des assurances sociales: le développem­ent d'une politique démographi­que et nataliste dans laquelle le Conseil fédéral a toujours refusé de s'engager.

Tout a changé dès le début des années 1990. D'abord, avec le ralentisse­ment de la conjonctur­e économique et donc de l'immigratio­n de travail. Ensuite, par la transforma­tion de l'économie suisse qui a privilégié le niveau de qualificat­ion, donc attiré une autre population. Enfin, avec la libre circulatio­n des personnes dès 2000. L'intégratio­n des secondos, des enfants voire des petits-enfants d'immigrés, même s'ils gardent la nationalit­é de leurs parents, a changé aussi la société suisse. Aujourd'hui, 40% de la population résidante de plus de 15 ans, avec ou sans passeport suisse, est issue, à un titre ou à un autre, de l'immigratio­n. Les Suisses n'ont pas disparu. Le brassage des population­s les a simplement changés. ■

* Les Suisses vont-ils disparaîtr­e? La population de la Suisse: problèmes, perspectiv­es, politiques. Société suisse de statistiqu­e et d’économie politique. Berne et Stuttgart, Editions Paul Haupt, 1985.

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